Episode 9 : "La carrière de M. d'Emeran"
"Charles d'Emeran se voyait déjà parcourant Paris, dans les landaus présidentiels, encadré d'une galopade de cuirassiers, sabre au poing."
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Episode 9 : "La carrière de M. d’Emeran"
Un nom joli comme celui d'un héros d'Octave Feuillet, un mâle et beau visage, une tournure élégante, la voix prenante et souple, une singulière adresse à tirer le pistolet, une balafre au front, gagnée dans les spahis en 1870, et le ruban de la Légion d'honneur à la boutonnière de sa jaquette, tels étaient, alors qu'il avait vingt-huit ans, les atouts de Charles d'Emeran quand il engagea la partie de la vie. Son jeu comportait aussi quelques mauvaises cartes : une absence complète de scrupules, un imperturbable aplomb, un grand appétit de jouissances et pas un écu de patrimoine.
On réussit avec cela dans la politique ; mais le beau d'Emeran avait sans doute rencontré quelque sorcière qui, comme naguère il advint à Macbeth, lui prophétisa : Tu seras roi, et il eût cru faire un trop long détour en débutant par la députation. Il jugea préférable de prendre rang parmi le Tout-Paris du boulevard, aristocratie largement ouverte, mouvante et fragile, fertile en renommées éphémères. Le portefeuille gonflé de billets de banque ou sinistrement plat, suivant les hasards du baccara, les poches bourrées de coupons de loges, d'entrées gratuites et de factures impayées, un fauteuil à toutes les premières, des cauchemars à toutes les fins de mois, un équipage stationnant à la porte du cercle et pas de crédit chez le boulanger, voilà, à peu près, le bilan de ces existences enviées, que certains bourgeois considèrent avec une admiration empreinte pourtant de quelque terreur. Ce chemin-là conduit invariablement à la correctionnelle ou au beau mariage. Charles d'Emeran sut éviter la première et réussit l'autre ; une délicieuse jeune fille s'éprit de lui en un tour de valse ; comme les parents de cette candide enfant étaient copieusement millionnaires, le cœur de l'ancien spahi prit feu rapidement : le mariage fut conclu et Charles d'Emeran se trouva maître d'une dot opulente.
Il n'en fit qu'une bouchée dont sa faim de luxueux plaisirs ne fut pas apaisée. Par bonheur, le beau-père, homme prudent, épouvanté de la faculté de déglutition dont son gendre venait de faire preuve, intervint, désintéressa les créanciers, sauva le gentilhomme de la banqueroute et l'invita à s'en aller visiter des pays très lointains, ceux de préférence dont on revient le plus rarement possible. Charles comprit à demi-mot et disparut du boulevard.
A quelques années de là le bruit se répandait, en Indo-Chine, qu'un aventureux Français, s'étant avancé jusqu'aux régions inexplorées du Laos, y avait découvert d'immenses forêts d'arbres à caoutchouc. de quoi fournir, sans frais aucun, de la précieuse gomme à l’Europe entière. Il se rencontre toujours, en pareille occasion, des gens pour lancer l'affaire et celle-ci s'annonçait prodigieusement lucrative. Une société se forma aussitôt, sous la raison sociale la Caoutchine ; et le gouverneur de la colonie, sollicité d'accorder une subvention de 40,000 piastres, nomma une commission de spécialistes chargés d'établir un rapport. Ceux-ci se mirent en route pour le Laos, et aux frontières du pays, rencontrèrent l'heureux inventeur qui n'était autre que Charles d'Emeran. Il conta merveille de la Caoutchine et s'offrit pour guide. Les spécialistes se hissèrent à cheval ; Charles caracolant en avant de la petite troupe, tous arrivèrent le soir au campement, très courbaturés, boursouflés de piqûres de moustiques, mais sans avoir rencontré la moindre pousse d'arbre à caoutchouc. D'Emeran, plein de confiance, annonça « qu'on approchait » ; on passa, tant bien que mal, la nuit sous la tente, et le lendemain, dès l'aube, il commanda le boute-selle1. Ses compagnons étaient tout prêts, déjà, pour s'éviter un surcroît de fatigue, à se déclarer convaincus de l'importance de sa découverte mais il exigea un examen approfondi et il fallut bien le suivre. Vers le soir du second jour, il désigna, d'un geste triomphal, un bouquet d'arbres qui barraient l'horizon.
- Les voilà, dit-il, je les reconnais.
En un temps de galop il est à la lisière du bois ; les spécialistes l'y rejoignent bientôt : aucun sentier ; un enchevêtrement de branches impénétrable : les arbres à caoutchouc se trouvent là-dedans, à deux kilomètres environ ; on va descendre de cheval et ramper à travers le taillis mais avec précaution, insinue l'explorateur ; car c'est l'heure du tigre… Et comme pour souligner cette recommandation, on perçoit, au loin, le formidable ko-o-hop, le baillement du roi de la forêt.
Les spécialistes témoignent peu d'entrain : l'un observe que l'heure est bien tardive pour une semblable expédition ; un autre se déclare complètement édifié et tous se rangent à son avis ; ils ont atteint la forêt, ils sont en mesure d'évaluer approximativement son étendue et son opulente végétation ; leur mission est donc remplie ; il ne reste qu'à faire demi-tour au plus vite et à regagner Saïgon où ils rédigeront un rapport favorable. Mais un petit vieux, plus consciencieux ou moins pusillanime que ses collègues, proteste contre cet examen superficiel : il s'obstine ; il veut voir au moins un arbre à caoutchouc ; il veut l'inciser, recueillir la gomme, l'analyser ; il est venu pour ça et rien ne l'empêchera de remplir son devoir.
On laisse ce fâcheux s'engager seul dans la jungle ; bien certainement il n'en sortira pas ; une heure plus tard cependant, il reparaît ; sa déclaration est formelle : pas plus de caoutchouc que sur la main ! Tous les arbres du bois sont des chênes qui ne produisent aucune espèce de gomme. On s'étonne, on murmure. Charles d'Emeran, un peu confus, s'excuse, déroule ses cartes, y promène son compas ; il s'est trompé ; la forêt qu'il a cru reconnaître est située un peu plus loin. Encore une nuit sous la tente et l'on y sera dès l'aurore.
Durant deux jours il promena ainsi les commissaires exaspérés, fourbus. Leur dépit allait se traduire en propos irréparables quand l'explorateur tout à coup se laissa choir de son cheval et roula sur le sol, en proie à un mal subit et terrible : choléra ou fièvre chaude, on ne savait pas. II fallut, avec ménagements, l'emporter presque mourant, et l'on regagna ainsi Saïgon, où il guérit très rapidement, désolé, assurait-il, que cette intempestive atteinte eût compromis le succès assuré de l'expédition. Et comme ce déplorable incident retardait la rédaction du rapport, comme les spécialistes se déclaraient énergiquement hostiles à toute nouvelle enquête, il protesta noblement qu'il partirait seul à la recherche de ses caoutchoucs, qu'il les trouverait ou qu'il périrait. Il quitta Saïgon et on ne le revit plus.
C'est un trait, choisi au hasard, parmi les amusantes aventures d'un homme dont les prouesses marqueront dans l'histoire des mystificateurs fameux, et qui aura une place méritée, dans les almanachs futurs, entre le baron de Trenck et Aurélie Ier, devenu, d'avoué périgourdin, roi d'Araucanie. M. Paul Miniande nous conte, de façon vivante et sans morose sévérité, l'existence étonnante de Charles d'Emeran qu'il a connu et dont, par un scrupule respectable, il modifie le nom véritable, encore aujourd'hui très honorablement porté2. (Quelques aventuriers modèles, par Paul Mimande. Revue bleue, 22 juillet 1911.) Fenimore Cooper, Alexandre Dumas père et Jules Verne collaborant n'auraient rien imaginé de plus inattendu si bien que le personnage, à la vérité quelque peu inquiétant, demeure à peu près sympathique, ainsi qu'il convient à tout héros de roman. Le malheur de Charles d'Emeran - nous lui laissons ce transparent pseudonyme - est d'avoir, comme bien d'autres, mal connu son époque. En notre temps de méticuleuse administration et de méfiant scepticisme, les grandes audaces sont déplacées et tout homme est posé, dès son entrée dans la vie, sur des rails qu'il ne doit point quitter, sous peine de culbute. Aujourd'hui don Quichotte finirait à l'infirmerie du dépôt, Gil Blas à la correctionnelle et Monte-Cristo en cour d'assises.
Charles d'Emeran s'en tira plus heureusement. L'histoire, très récente, est mal ou peu connue : il faut la rappeler en quelques lignes. En compagnie d'un certain Chariot, ancien matelot, demi-forban, gaillard vigoureux, prêt à toute besogne, il traversa l'Annam, passa par le pays des Halangs et parvint chez les Sedangs qui venaient de déclarer la guerre à une peuplade voisine ; l'explorateur leur offrit son concours. Sa merveilleuse adresse de tireur lui valut l'adoration des indigènes ; il abattait les chefs ennemis, comme jadis il cassait des pipes à la foire de Neuilly, et les frappait exactement à l'endroit du corps indiqué d'avance. Les Sedangs crurent qu'un dieu était descendu sur la terre pour le triomphe de leur cause ; le fruste Charlot lui-même leur parut être un envoyé du ciel, et quand d'Emeran tira de sa poche un parchemin, invitant les anciens du pays à y tracer leur signature, ces braves gens, sans y rien comprendre, se montrèrent très honorés de la faveur grande. Le parchemin portait un texte écrit en petite ronde, texte dont l'article que voici résume le sens général : Charles d'Emeran, ancien officier de cavalerie, chevalier de la Légion d'honneur, est proclamé roi des Sedangs sous le nom de Marie Ier.
L'ancien spahi était donc roi, roi parfaitement légitime, de par la volonté inconsciente, il est vrai de tout un peuple. Il quitta ses sujets prosternés, leur promettant de bientôt reparaître, rentra en Indo-Chine, promut le marin Chariot ministre de ses finances, fonda l'ordre royal de Sainte-Marguerite et tout de suite trouva des candidats à cette distinction inédite. Fraîchement accueilli à Saïgon, d'abord, il le fui mieux, puis très bien, dès qu'il eut commandé de jolies croix au cœur d'émail suspendues à un ruban de moire bleue. Les demandes de brevets affluèrent, et M. Paul Mimande, que de longs voyages avaient rendu philosophe, vit, sans étonnement, ceux qui naguère traitaient le plus durement l'inventeur de la Caoulchine, solliciter du nouveau roi la rosette, voire la cravate de Sainte-Marguerite. Entre temps, Marie Ier proposait à la France un traité d'alliance, affirmant que son pavillon bleu et jaune fraterniserait toujours avec le drapeau tricolore. Comme le gouverneur général, flairant un bluff, excipait de son incompétence, Marie Ier s'embarqua pour la métropole. Ce n'est rien d'être roi si l'on m'est pas acclamé par le Boulevard, et Charles d'Emeran se voyait déjà parcourant Paris, dans les landaus présidentiels, encadré d'une galopade de cuirassiers, sabre au poing… Et il toucha du doigt ce rêve insensé !
Le roi des Sedangs fut en effet reçu - quelques vieux huissiers et garçons de bureau ne peuvent l'avoir oublié - dans les formes réservées aux « personnages illustres ». Toutes les portes des cabinets ministériels s'ouvriront devant lui ; celle même de l'Elysée s'entrebâilla. Cela suffit à déterminer un grand mouvement de snobisme et de curiosité on invita Monsieur d'Emeran ; ses voisines de table lui donnaient de discrets « Monseigneur » et dans le brouhaha des fins de soirée, au moment du vestiaire, on chuchotait des « Sire » et des « Votre Majesté ». Bientôt Marie Ier eut une cour de parasites, de badauds, de quémandeurs et d'aigrefins. Il affectait l'attitude simple d'un souverain voyageant incognito. Mais il y faut quelque argent, et entraîné par un tourbillon d'extravagantes ambitions et de vanités folles, saisi de vertige, ivre d'orgueil, le roi improvisé se précipita tête baissée dans les pires compromissions vendant des « Sainte-Marguerite » en gros et en détail, trafiquant de portefeuilles imaginaires, monnayant par bribes son hypothétique territoire. Un mandat d'amener fut lancé.
Mme d'Emeran sortit alors de l'ombre dans laquelle, fièrement, elle cachait sa douleur. Ses démarches obtinrent un sursis de vingt-quatre heures et Marie Ier eut le temps de passer la frontière. Il s'engagea, en qualité de matelot sur un cargo-boat, espérant regagner son royaume ; mais à Java il fut piqué par une vipère « fer-de-lance » dont le venin est foudroyant.
On l'enterra debout, suivant la coutume du pays.
Sonnerie de trompette annonçant le départ à des cavaliers.
Le véritable nom de Charles d’Emeran est Auguste-Jean-Baptiste-Marie-Charles David, dit David de Mayrena (1842-1890), fils de Léon Jacques Albert David, enseigne de vaisseau, et de Marie-Anne Thunot, fille d'un colonel de la Garde nationale.