Episode 8 : "Les maris de Marie-Louise"
"C'est une destinée bizarre que de se trouver l'héroïne d'une épopée à laquelle on ne s'intéresse pas."
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Episode 8 : “Les maris de Marie-Louise”
Une fille qui pouvait se flatter d'avoir été élevée selon les bienséances, était l'archiduchesse Marie-Louise, fille de l'empereur d'Autriche, celle-là même à laquelle les exigences de la politique destinaient la couronne impériale de France.
Son grand plaisir, quand elle était enfant, consistait à courir dans la prairie d'Achau et à cueillir de la véronique pour faire du thé ; elle pêchait aussi des écrivisses dans la Vienne. Elle savait le français, l'anglais, l'italien, l'espagnol, l'allemand, tout naturellement, et même le turc et le latin ; mais elle disait écrivisses, comme les marchandes au panier de la rue Saint-Denis. D'ailleurs elle aimait les bêtes, toutes les bêtes : les tourterelles, les lièvres, les agneaux, et montrait un penchant particulier pour les grenouilles. Sa correspondance enfantine abonde en histoires de grenouilles ; l'innocente princesse raconte comment « elle a été sur le point d'en prendre une, vert pistache, et comment elle l'a manquée ».
- Je la regrette, car elle était la plus belle de toutes au monde ; peut-être que je la rattrapperai.
Un jour, un courtisan lui fait cadeau de quatre rainettes ; Marie-Louise en expédie deux à sa sœur Léopoldine et garde les autres, qu'elle trouve fort belles et qui font sa joie.
Les austères dames chargées de son éducation lui permettaient ces plaisirs modestes ; la prude étiquette de la cour d'Autriche exigeait qu'on préservât les archiduchesses, jusqu'au jour de leur mariage, de toute impression qui eût pu effleurer leur ingénuité. Les livres mis à la disposition de Marie-Louise étaient soigneusement expurgés ; et pour la laisser dans une ignorance absolue des détails les plus élémentaires de l'histoire naturelle, on bannissait impitoyablement de sa vue les animaux mâles ; seules, les femelles, plus décentes, étaient tolérées dans les appartements et les jardins de Schœnbrünn.
Peut-être n'est-ce pas de tant de ménagements que se construisent les hautes et solides vertus, et si les matrones qui avaient à ce point raffiné l'éducation de Marie-Louise, vécurent assez pour suivre leur élève jusqu'à la fin de ses jours, elles durent concevoir quelques doutes discrets sur l'infaillibilité de leur système. Ah ! l'existence, à cette rosière, réservait de terribles surprises. Quand, pour assurer la paix du monde, elle fut promise à Napoléon, elle n'avait jamais vu son futur époux que sous la forme d'une statuette de bois, figurant un petit monstre noir et rébarbatif, que les archiducs ses frères, lorsqu'ils jouaient au soldat, criblaient de boulettes et lardaient de coups d'épingles. Le mariage décidé, elle s'imagina être « une victime destinée au Minotaure », et si, à la première entrevue, le fougueux conquérant se montra aussi impatient que l'assure la chronique, la pauvre princesse dut connaître que la fréquentation des chastes grenouilles et des pudiques colombes de la Gloriette paternelle l'avait incomplètement préparée à la vie.
Elle n'aima pas Napoléon : elle avoua, plus tard, qu'elle n'éprouva jamais pour lui « un sentiment vif d'aucun genre » ; mais elle manifesta à son égard une sorte de tendresse officielle qui réussit à faire illusion. Aux Tuileries, à Saint-Cloud, poupée grandiose, elle s'ennuyait ; pour remplacer la pêche aux écrivisses, elle s'adonnait à la peinture et prenait des leçons de Prud'hon1 ; mais l'odeur des couleurs l'incommodait. « Etes-vous content de votre élève ? demandait quelqu'un à l'artiste. - C'est une bonne personne, répondit-il. - Et ses progrès ? - Oh ! ses progrès laissent à désirer. Sa Majesté trouve que le dessin lui salit les doigts et elle ne touche pas à ses crayons. - Alors que fait-elle pendant vos leçons ? - Elle dort. » Voilà qui explique pourquoi certain tableau conservé au musée de Besançon et représentant l'innocence, sous la figure d'une fillette pressant sur son sein une colombe, tableau attribué à Marie-Louise, impératrice des Français, ressemble, au point de tromper les plus madrés connaisseurs, à une peinture de Prud'hon.
C'est une destinée bizarre que de se trouver l'héroïne d'une épopée à laquelle on ne s'intéresse pas. Napoléon avait pour femme une placide Gretchen du Prater, quand il eût fallu pour tenir l'emploi, une Camille ou une Didon. Lors de l'effondrement de l'Empire, au lendemain de la nuit tragique où Bonaparte avait signé sa déchéance et tenté de s'empoisonner, un de ses ex-chambellans, M. de Saint-Aulaire, fut chargé d'aviser de ces deux événements l'impératrice. Annoncé chez elle de grand matin, il la trouva à peine éveillée, assise au bord de son lit, tandis que ses pieds nus sortaient de dessous les couvertures. Très ému devant « cette illustre infortune », le pauvre chambellan, après s'être acquitté de sa redoutable mission, n'osait lever les yeux, « pour n'avoir pas l'air d'observer sur la figure de la souveraine l'effet de ses paroles ». Marie-Louise s'y méprit : « Ah ! vous regardez mon pied, fit-elle gentiment ; on m'a toujours dit qu'il était joli. »
Ce qui gênera les dramaturges de l'avenir, quand ils mettront en tragédie ces grandes catastrophes, c'est qu'il n'y a pas, dans tout cela, un rôle de femme. Si, au lieu d'élever des colombes, Marie-Louise avait lu, toute enfant, Corneille ou Racine, même expurgés, peut-être eût-elle trouvé là des inspirations ; mais cette femme d'Hector n'avait rien d'Andromaque. M. le docteur Max Billard vient de nous conter sa singulière odyssée (les Maris de Marie-Louise, d'après des documents nouveaux et inédits), à l'étude de laquelle il a apporté ce je ne sais quoi d'indiscret qui donne tant de piment aux histoires qu'écrivent les médecins. On y voit défiler les trois hommes qui succédèrent à l'empereur dans le cœur de l'archiduchesse : Neipperg d'abord, en habit brodé, chamarré d'ordres et de décorations, mais peu séduisant, avec ses cheveux blond clair, frisés à l'enfant, son teint rouge, son petit balai de moustache hérissé sous le nez, et le bandeau noir cachant la cicatrice profonde qui l'avait privé de l'œil droit. Devenue duchesse de Parme, Marie-Louise épousa ce militaire dans l'été de 1820, à l'époque où elle allait le rendre père pour la seconde fois ; elle n'était pas libre, et Napoléon vivait encore mais si loin, si oublié, d'elle du moins ! Elle déclarait elle-même que jamais elle n'avait été « si heureuse et si tranquille ». D'ailleurs le héros encombrant ne devait point tarder à disparaître. Marie-Louise apprit par la Gazette de Piémont la mort de son premier mari. Elle en fut « très frappée », écrit-elle à l'une de ses amies, en lui annonçant qu'elle va prendre le deuil pour trois mois, et terminant sa lettre, admirable d'insouciance, en faisant réflexion que ce qui la chagrine beaucoup aussi, c'est la chaleur et les cousins. « J'en ai été tellement piquée dans la figure, que j'ai l'air d'un monstre et que je suis contente de ne pas devoir me montrer. » On le voit, la mort du prisonnier de Sainte-Hélène tombait bien ; d'autant mieux, même, que le deuil permit à la veuve de dissimuler la naissance d'un fils, qui le 9 août 1821 fut baptisé Guillaume-Albert, et créé, plus tard, prince de Montenuovo.
En revanche, quand Neipperg mourut, le 22 février 1829, l'archiduchesse Marie-Louise fit à son second époux des funérailles en comparaison desquelles celles d'Achille n'avaient été qu'un enterrement de dernière classe : tambours, musique, clergé, canon, valets porteurs de torches, « psaumes de la douleur et de la pénitence », office funèbre de vingt-quatre heures, et, pour finir, « immolation d'un cheval de bataille aux mânes du guerrier ». Puis, ayant fait élever à la mémoire du défunt un magnifique mausolée en marbre de Carrare, la duchesse se confina dans son palais, résolue à y mourir de chagrin.
Mais le temps fit son œuvre, et le successeur de Neipperg dans les fonctions de grand-maître de la cour de Parme était un homme bien séduisant : il se nommait le comte de Bombelles ; des sèves de jeunesse fleurissaient encore dans le cœur de Marie-Louise ; elle le fit comprendre à son majordome, « qui stupéfié » d'abord, « se résigna ». Nouveau mariage secret, nouvelle lune de miel ; la duchesse n'était plus très attrayante à cette époque : c'était une bonne dame, voûtée ; elle avait la lèvre inférieure « épaisse et très pendante, ce qui la faisait paraître plus vieille que son âge ». On ne sait si, dans ces conditions, la résignation de Bombelles fut durable ; il est certain qu'il trouvait moyen de s'absenter souvent, et c'est au cours d'une de ces absences que Marie-Louise distingua un ténor de son théâtre grand-ducal, dont toutes les dames de Parme étaient affolées. Ce ténor n'était chanteur que par occasion : Français de naissance et journaliste parisien, il avait éprouvé quelques déboires assez sérieux pour l'obliger à passer la frontière. Il s'appelait Jules Lecomte ; si Bombelles était mort, nul doute que ce confrère ne fût devenu le quatrième mari de l'ex-impératrice ; il fut,du moins passagèrement, le successeur de Napoléon ; et c'est lui-même qui en fit bravement l'aveu, en écrivant à son éditeur : « Oui, mon cher, je succède à Napoléon ; vous ne vous en apercevez pas aux Tuileries, mais je m'en aperçois à Parme. J'ai chanté devant Marie-Louise ; elle m'a retenu à souper ; le souper dura toute la nuit. Quand je me suis réveillé, le matin, j'ai pu me figurer que j'étais l'empereur ! »
Hélas! il ne se vantait pas : il resta, en effet, plusieurs mois à la cour de Parme ; la femme qui n'avait pas aimé Napoléon adora Jules Lecomte ; un tel exemple ferait désespérer pour jamais de la logique du cœur féminin, si l'on n'avait ici la ressource de reporter une part de responsabilité au ridicule système d'éducation qui avait présidé à la formation de la jeune princesse. Et qui sait ? Pas si ridicule, peut-être, puisqu'une fille, fût-elle de sang royal, a toujours plus beaucoup plus d'occasions de rencontrer un ténor qu'un homme de génie.
Pierre-Paul Prud'hon (1758-1823) est un peintre et dessinateur pré-romantique, devenu le peintre favori de la maison impériale sous le 1er Empire.