Episode 7 : "La prison de Louis-Napoléon Bonaparte"
"Il aurait pu depuis longtemps s'évader ; il voulut choisir l'heure et le prétexte."
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Episode 7 : “La prison de Louis-Napoléon Bonaparte”
Le 6 octobre 1840, à la suite de l'échauffourée de Boulogne1, 152 membres, sur les 306 dont se composait la Chambre des pairs, condamnèrent le prince Louis-Napoléon Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel dans une forteresse continentale, pour complot contre la sûreté de l'Etat.
Le chancelier Pasquier, ancien préfet de police de Napoléon Ier, avait présidé aux débats et Berroyer avait défendu le prince.
On choisit, pour l'interner, la vieille forteresse de Ham qui s'élève, lugubre, au milieu de marais et dont l'enceinte féodale et le haut donjon parurent des garanties suffisantes au gouvernement de Louis-Philippe pour garder, à tout jamais, ce prétendant dont il affectait de mépriser les tentatives.
On logea le prisonnier au premier étage d'une des tours, dans trois pièces délabrées, qu'on restaura sommairement à l'aide d'un crédit de 600 francs accordé par M. de Rémusat, ministre de l'intérieur et ancien chambellan de l'empereur.
Un grand bureau en acajou, une commode, un canapé, un fauteuil, une table en bois blanc couverte d'un tapis vert meublaient la pièce qui servait de salon et de cabinet de travail. Aux murs, à côté de gravures napoléoniennes, le prince disposa un assez grand nombre de volumes. La chambre à coucher était meublée plus sommairement encore ; quant à la troisième pièce, elle servait de débarras, d'office et de laboratoire ; car Louis-Napoléon avait manifesté le désir de se livrer à l'étude de la chimie.
Les portes joignaient mal et les fenêtres fermaient peu ; un des premiers soins de Louis-Napoléon, ce fut de se procurer un grand paravent qu'il tapissa de gravures découpées dans le Charivari2.
Le docteur Conneau, le général Montholon, qui avait reçu le dernier soupir de son oncle, le fidèle Thélin partageaient, les uns volontairement, les autres par application de l'arrêt de la Chambre des pairs, cette captivité qu'on supposait devoir être éternelle.
Quatre cents hommes d'infanterie, sous le commandement du chef de bataillon Girardet, gardaient la forteresse ; soixante hommes y étaient placés en sentinelles, et le commandant du fort, le capitaine Demarle, quatre fois par jour s'assurait du prisonnier, qu'au début, trois gardiens devaient suivre, dès qu'il sortait de son appartement.
Malgré le formalisme de la surveillance, la prison de Louis-Napoléon était assez douce. On lui donna sur les remparts un jardin où il cultiva des fleurs. Demarle l'invitait à sa table ou descendait chez le prisonnier pour faire le quatrième à son whist. La société de ceux qui étaient détenus avec lui n'était pas la seule qu'il lui fût permis d'avoir. Il était autorisé à recevoir des visites elles furent nombreuses : Louis Blanc, Belmontet, lord Malmesbury, qui vinrent à Ham des premiers. Thélin avait la licence de sortir en ville et il emportait la correspondance du prince.
Louis-Napoléon menait une vie assez occupée. Dès son lever, vêtu d'une longue capote militaire et coiffe d'un bonnet de police, ou bien portant une redingote bleue à boutons d'or avec un képi rouge garni de ganses d'or, fumant de nombreuses cigarettes, il lisait ou écrivait, n'accordant à la promenade et à l'exercice du cheval que le temps nécessaire à l'entretien de sa santé. Sa correspondance était fort active, principalement avec Armand Carrel, Béranger, George Sand, Sismondi, Chapuys-Montlaville, Chateaubriand, sans compter les lettres à ses intimes et à ses partisans dont il dirigeait la propagande toujours active.
Il recevait des visites de femmes, entre autres celles de Mme Cordon, de miss Howard, son amie d'Angleterre, et d'une demoiselle Badinguet, dont le nom lui revint en temps opportun. Bien que prisonnier ou parce que tel, il lui fut donné de faire des conquêtes.
L'histoire - celle qu'a excellemment écrite M. André Lebey (Les trois coups d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Perrin) en mentionne deux : Mlle G…, poitrinaire romantique, qui devint amoureuse du prince en l'apercevant sur les remparts du château, amoureuse au point qu'elle en perdait le sommeil. Il la reçut, lui mit un baiser sur la main et ce fut tout. Depuis cette aventure, elle refusa tous les partis. « J'ai là, disait-elle, un baiser qui me brûle les doigts. » Elle se laissa toutefois toucher par les charmes de Thélin qui - c'est M. Lebey qui parle - « mena l'aventure d'un train tel que la maladie de poitrine empira vite et conduisit cette Elvire d'un nouveau genre sous les saules funèbres ».
L’autre conquête fut celle d'Alexandrine Vergeot, dite la Belle Sabotière, grande et fraîche fille dont il eut deux enfants Eugène et Louis, et qu'il fit épouser par la suite à son frère de de lait, M. Bure, devenu trésorier de la liste civile de l'empereur.
Cependant il ne négligeait pas ce qui pouvait être utile à sa cause. C'est de Ham que sont datés les ouvrages qui marquent l’évolution qu'il crut utile de dessiner vers des principes un peu moins intransigeants que ceux qu'il tenait de son oncle.
Il avait songé à écrire une vie de Charlemagne, dans laquelle il lui aurait été facile d'exposer, une fois de plus, le principe d'autorité. Les conseils de Mme Cornu le détournèrent de ce projet. Il écrivit alors les Etudes historiques sur la Révolution d'Angleterre, où il campa en belle place la figure de Guillaume d'Orange ; puis il se rapprocha des journalistes de gauche. Il écrivit dans le Guetteur de Saint-Quentin, dans le Phare du Loiret, dans le Progrès du Pas-de-Calais, dans d'autres journaux, et les brochures qu'il tira de ses articles sont l’Extinction du paupérisme, l’Analyse de la question des sucres, Projets de loi sur le recrutement de l’armée. Il touchait ainsi à tous les problèmes économiques et sociaux qui se posaient alors et proposait des solutions qui savaient flatter tes goûts populaires, les intérêts des industriels et les ambitions des militaires. Peu à peu, il se conciliait la sympathie de toutes les classes de la société qui n'étaient point embrigadées dans les rangs monarchiques.
Le gouvernement aidait inconsciemment le prince dans sa propagande. Le retour des cendres de l'empereur fut l'occasion d'officielles manifestations qui donnèrent plus de poids et plus d'éclat à cette légende napoléonienne dont les poètes tirèrent tant de merveilleux effets. L’idée avait cheminé lentement ; après les deux tentatives de coup d'Etat à Strasbourg et à Boulogne, conduites d'une manière si enfantine et qui avaient échoué, de si piteuse façon, la cause du prince Louis-Napoléon Bonaparte aurait dû mourir de ridicule. Les événements la servirent si bien que la prison de Ham devint un centre d'où partit la plus opportune propagande. Libre, Louis-Napoléon avait été le prétendant sans ressources dont l'action n'était guère redoutable ; prisonnier, il fut une puissance, et pour beaucoup devint une espérance. Il convenait cependant qu'il ne demeurât pas trop longtemps enfermé.
Après avoir entendu le verdict de la Chambre des pairs le condamnant à l'emprisonnement perpétuel, le prince avait dit au greffier « Monsieur, on disait autrefois que le mot impossible n'était pas français ; aujourd'hui on peut en dire autant du mot perpétuel. »
A peine incarcéré à Ham, les occasions de s'évader ne lui manquèrent point : le commissaire de police de la ville, lui-même, lui proposa de lui fournir les moyens de se rendre libre. Il avait partout de telles intelligences que lord Malmesbury le vit s'approcher de la croisée donnant sur une cour pleine de gardes et de sentinelles ; le prince fit un signe en tirant sa moustache de coté : tous répétèrent le signe et le geste.
Il aurait pu depuis longtemps s'évader ; il voulut choisir l'heure et le prétexte.
L'heure lui parut venue lorsque eut recruté des amitiés dans le parti républicain et que la diffusion de la légende napoléonienne produisit son plein effet. Le prétexte lui fut fourni par le maladroit refus du gouvernement de le laisser assister aux derniers moments de son père, Louis de Hollande, qui s'éteignait à Florence, sous le nom de comte de Saint-Leu.
Pour s'enfuir, il lui fallait de l'argent. Le fidèle Orsi, réfugié à Londres, en obtint du duc de Brunswick après une entrevue mélodramatique.
Le 25 mai 1846 fut le jour choisi pour son évasion. Au matin, il s'habilla avec les vêtements que Thélin lui avait procurés. Il endossa d'abord une livrée de domestique de maison bourgeoise ; par-dessus, il enfila une chemise de grosse toile, un pantalon et une blouse bleus. Il salit la blouse avec du plâtre, rasa sa moustache, se frotta le visage avec du rouge, se couvrit la tête d'une perruque noire, se coiffa d'une casquette qu'il avait usée à la pierre ponce et chaussa des sabots rembourrés qui le grandirent un peu.
Des réparations dans le corps de logis qu'il habitait nécessitaient de bonne heure la présence d'ouvriers. A sept heures moins un quart, Thélin les engagea à prendre un verre. Pendant qu'ils étaient à boire, le prince saisit un brûle-gueule en terre qu'il alluma, s'empara d'une planche de sa bibliothèque qu'il avait choisie depuis longtemps parce qu'elle était marquée d'une N, et sortit. Il rencontra un ouvrier et recula ; le docteur Conneau le poussa par les épaules jusqu'à la porte. Thélin occupa l'un des gardiens, et l'autre laissa passer sans défiance ce menuisier, portant sur l'épaule une planche qui lui cachait tout le visage. On traversa sans encombre la cour pleine de soldats, Au moment où Louis-Napoléon croisait le lieutenant de service, sa pipe tomba ; il eut la présence d'esprit de se baisser et d'en ramasser soigneusement les morceaux. Au premier poste, il demanda grossièrement la porte ; il la franchit. Au pont-levis, il heurta brutalement le garde du génie Flajollot, occupé à lire un devis d'entrepreneur ; Flajollot le traita de « malappris ». La sentinelle ne bougea pas.
Louis-Napoléon était hors de la citadelle. Là, nouvel incident. Deux ouvriers qu'il croisa le dévisagèrent: « Oh ! c'est Berthoud », dit l'un d'eux, et ils l'appelèrent. Le prince doubla le pas et ne répondit pas. Il gagna sans encombre le faubourg Saint-Sulpice, se débarrassa de sa planche en face du cimetière, puis s'asseyant sur le rebord d'un fossé, attendit le cabriolet que Thélin était allé lui chercher, et quitta sa défroque d'ouvrier pour se changer en valet de chambre. Il l'attendit longtemps. Perdant patience, il demanda à un passant s'il n'avait pas croisé de voiture.
- Non, lui répondit aimablement son interlocuteur, qui n'était autre que le procureur du roi.
Enfin, le cabriolet arriva. On fila à toute allure sur Valenciennes, où le chemin de fer conduisit le prince en Belgique.
Pendant ce temps, il se passait à la forteresse de Ham une scène d'un haut comique.
Le docteur Conneau, resté seul, avait fait de nombreux préparatifs. Dans le lit du prince il avait couché un mannequin, allumé un grand feu dans le salon et couvert les meubles de fioles, de tisanes et dépôts. Lorsque Demarle se présenta, il lui fit les excuses de Louis-Napoléon souffrant, qui venait de prendre, disait-il, un purgatif.
Pour donner plus de vraisemblance à son récit, le docteur Conneau poussa le dévouement jusqu'à absorber la purgation qu'il avait préparée. Elle ne fit aucun effet ; cependant il était nécessaire - puisqu'il l'avait dit - que quelqu'un parût s'être purgé. Alors, avec un mélange de café, de pain bouilli et d'acide nitrique, il composa une mixture malodorante qui ne laissa aucune espèce de doute à l'homme de peine chargé de son service sur l'indisposition du prince.
Demarle revint après le déjeuner. Le docteur Conneau s'apitoya encore sur l'état de son malade, feignit de lui parler par la porte entr'ouverte et revint en priant le commandant du fort de le laisser reposer.
A l'heure du dîner, Demarle se présenta pour la troisième fois.
- Il dort, lui dit Conneau.
- Il ne dormira pas toujours, répondit Demarle en s'asseyant. Je vais attendre.
Après un assez long silence, l'officier s'écria tout à coup :
- Le prince a remué !
- Non, non ! répliqua Conneau, laissez-le dormir.
Demarle perdait patience. Il se lève, va droit à la chambre, rejette les draps du lit :
- Le prince est parti ! cria-t-il.
- Mais oui, répond doucement le docteur Conneau.
- A quelle heure ?
– A sept heures du matin.
- Quelles étaient les personnes de garde ?
- Je n’en sais ma foi rien.
Sans l'interroger davantage, Demarle tourna les talons, l'enferma à double tour, mit les clefs dans sa poche, fit lever les ponts-levis, envoya des estafettes dans toutes les directions et alla raconter l'événement à sa femme, qui, dit l'histoire, à cette nouvelle tomba sans connaissance.
Le 28 mai 1846, Louis-Napoléon était à Londres et écrivait à l'ambassadeur de France « J'ai fait ce qu'ont fait les ducs de Guise et de Nemours sous le règne de Henri IV. Je vous prie d'informer le gouvernement français de mes intentions pacifiques toutes spontanées. »
Dans la nuit du 5 au 6 août 1840, Louis-Napoléon Bonaparte traverse la Manche à bord d’un bateau à vapeur anglais et, accompagné d'une soixantaine de conjurés, tente de rallier la garnison de Boulogne-sur-Mer à sa cause et de prendre la ville. L’échec est total : les conjurés sont arrêtés et transférés à Paris.
Le Charivari est un journal français et le premier quotidien illustré satirique du monde, qui parut de 1832 à 1937.