Episode 6 : "Sultane"
"Quand une fille, à cet âge, est jolie de cette façon-là, elle est fatalement vouée aux aventures. Et ceci ne manqua pas."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
Nous republions ses articles, à rythme hebdomadaire, en menant un patient travail dans les archives pour sélectionner les meilleurs, et en privilégiant en général les inédits (c’est-à-dire ceux n’ayant jamais été rassemblés en volume).
Afin de contribuer le plus largement possible à la diffusion de l’oeuvre de G. Le Notre, nous proposons désormais tous nos articles en libre accès. Voir les articles déjà publiés
Qui sommes-nous ? ArteSignum est une maison de vente d’autographes et de manuscrits, située rue Drouot à Paris. Curieux de découvrir notre catalogue ? Encore un peu de patience : notre site marchand sera en ligne d’ici quelques semaines. Vous y trouverez un vaste choix de signatures prestigieuses des siècles passés, de Victor Hugo à Chateaubriand, de Colbert à Jean Jaurès.
Episode 6 : “Sultane”
Il était une fois, c'est bien l'occasion d'employer ici ce traditionnel début des contes de fées, il était une fois, au petit village de Châtelay, dans le Val-d'Amour, aux confins du Jura et du Doubs, un honnête pignard, si pauvre, si pauvre qu'il ne rapportait pas tous les jours un morceau de pain suffisant pour nourrir sa femme et ses cinq enfants. Un pignard, en patois du pays, est un de ces tisserands nomades qui s'en vont de maison en maison pour peigner le chanvre.
Il s'appelait Lanternier et avait épousé une manouvrière, Sophie Moreux. En 1818 survint un premier enfant, un garçon qu'on nomma Désiré ; deux ans plus tard, le 20 novembre 1820, naissait une fille, qui fut baptisée Jeanne ; le ménage eut trois autres enfants : Claudine, Antoinette et Anne-Claude.
A douze ans, Jeanne Lanternier était la plus jolie fille qu'on citât de Dôle à Salins : elle avait les cheveux châtains, lissés en bandeaux sur les tempes ; les yeux noirs, espiègles et émoustillants ; le nez d'un profil admirable de finesse et de pureté ; une bouche épanouie en de charmants sourires. La tête était petite, comme celle des belles statues grecques ; le cou, un peu engagé dans les épaules à cause des fardeaux que la fillette avait portés quand elle était toute petite ; ses jambes et ses pieds présentaient un type parfait de finesse, de légèreté et d'élégance ; toute sa beauté était empreinte d'une distinction et d'une grâce singulières où rien ne trahissait l'origine plébéienne.
Comment cet être privilégié avait-il pu naître du père Lanternier et de la fille Moreux, dans le rustique taudis qui leur servait d'abri ? Manifestement les fées avaient passé par là, et comme elles étaient fières de leur ouvrage, elles s'étaient bien promis de veiller sur leur filleule et de lui assurer un sort digne de sa beauté. Quand une fille, à cet âge, est jolie de cette façon-là, elle est fatalement vouée aux aventures. Et ceci ne manqua pas.
Les premières ne furent pas heureuses : la maison Lanternier brûla ; le pignard, éreinté de travail et de misère, n'eut pas le courage de la rebâtir. Il entendit un jour raconter que la France venait de conquérir, sur les barbares d'Alger, une vaste contrée où le blé poussait tout seul ; il se renseigna tant bien que mal, fit un ballot des nippes de ses enfants et se mit en route avec sa femme, son fils et ses quatre filles. Comment s'effectua le voyage ? A pied sans doute, et la route est longue de Châtelay à Marseille. Peut-être la belle Jeanne eut-elle le cœur bien gros en quittant son village et le doux Val-d'Amour dont elle connaissait tous les sentiers ; mais elle était aussi docile que jolie et suivit ses parents sans plainte. Où allait-on ? Aucun des sept émigrants ne le savait. A Marseille, on prit passage sur un bateau, et après quatre ou cinq jours de traversée, on aborda dans un pays où les maisons étaient toutes blanches sous le soleil, où les arbres avaient l'air de somptueux plumeaux et où les femmes ne se montraient que voilées jusqu'aux yeux. Telle fut la première impression ; on devait être alors en 1832 ; la conquête de l'Algérie était toute récente, et les colons n'affluaient pas. La nouvelle France était illimitée ; il n'y avait qu'à prendre, et Lanternier s'installa à Dely-Ibrahim, non loin de Bouffarik, dans une petite ferme, abandonnée sans doute, qu'il se mit à exploiter.
Il n'y fut pas maladroit ; d’ailleurs toute la famille le secondait : Jeanne soignait les bestiaux, conduisait les chevaux à l'abreuvoir, lavait le linge et « tendait » la lessive ; le dimanche elle allait à la danse et s'en donnait à cœur joie ; mais, racontait un de ses danseurs, « en sortant de ces réunions, on ne la voyait jamais s'attarder le long des murs de l'église ou dans les allées entr'ouvertes des maisons, pour deviser d'amourettes avec les galants qui la courtisaient. C'était la fille la plus vaillante et la plus aimée du village ».
Vers le mois d'avril 1836, le père Lanternier se rendit à Bouffarik, où il était invité à une partie de plaisir ; il emmena avec lui sa femme, sa fille Jeanne et deux Allemandes qui habitaient Dely-Ibrahim. Au retour, il tomba dans une embuscade de maraudeurs arabes qui. le vendirent à l'émir Abd el Kader, ainsi que les quatre femmes qui l'accompagnaient. L'émir, craignant que la vie des prisonniers, qu'il désirait garder comme otages, ne fût pas en sûreté dans son camp, donna l'ordre à une troupe de trente soldats, dont il composait sa garde d'élite, de conduire les « chrétiens », hommes et femmes, à Nedroma et de les mettre, en son nom, sous la protection du caïd de cette ville. En arrivant à Nedroma, les hommes furent jetés en prison et les femmes logées dans une maison appartenant au caïd.
Ce qui paraîtra singulier, ce que fait très judicieusement observer M. Noël Amaudru, qui, dans un livre récent (…), nous conte l'étonnante histoire de Jeanne Lanternier (Sultane française au Maroc, 1 volume, chez Pion, 1906), c'est que même après l'Isly1, aucune démarche officielle, aucune tentative ne fut faite pour retrouver les traces de Mme Lanternier et de sa fille que des brigands mercenaires avaient emmenées vers une destination mystérieuse. On sut seulement, beaucoup plus tard, que six mois après le rapt, on avait vu reparaître, au camp de l'émir, un Français d'une cinquantaine d'années, « portant une longue barbe, une épaisse moustache fauve qui tombaient, incultes et sales, sur sa poitrine nue ». Il était sanglant et déguenillé. La populace arabe s'acharne sur lui : c'est le père Lanternier. Il ignore ce que sont devenues sa femme et sa fille ; s’il reparaît, c'est parce qu'il a entendu parler d'un échange prochain de prisonniers et qu'il espère être de ceux que la France réclamera ; mais il est dans un état d'extrême faiblesse, la fièvre le mine ; le 9 janvier 1837, il a le chagrin de voir s'en aller vers la liberté six de ses compagnons de captivité ; il dut mourir de désespoir, au camp d'Abd el Kader, au commencement de 1837.
Quant aux femmes, Mme Lanternier, Jeanne et les deux Allemandes, l'émir les envoya en cadeaux au sultan du Maroc, Abd er Rhaman, avec un lot d'animaux féroces et de gazelles. On fit venir en hâte de Mascara à Nedroma des cadres recouverts de toiles, espèces de tentes maintenues par une armature de bois, pour dissimuler à tous les yeux pendant le voyage les femmes de Sa Hautesse, désormais sacrées ; on enveloppa celles-ci de voiles épais ; on les hissa dans les cadres, à dos de mulets, et le cortège se mit en route vers Fez, suivi des cages contenant deux lionceaux, deux panthères, des autruches, de quatre chevaux et de quatre mules portant des caisses d'or et d'argent, un tapis brodé d'or, un burnous de drap bleu et un grand manteau de drap rouge. Ce n'est qu'à moitié chemin que les malheureuses eurent connaissance du sort qui les attendait : elles étaient condamnées au harem, ravies, sans espoir, à leur famille, a leur pays, à leur religion, soumises aux caprices d'un maître qui pouvait, s'il le voulait, les jeter en pâture aux fauves pour distraire son ennui souverain. M. Amaudru raconte que Jeanne, résignée, s'efforçait de gagner la confiance de ses gardiens à force de douceur et de docilité. Une gitane, rencontrée sur la route, lui prédit qu'elle serait un jour cherifa, réédition de la scène légendaire où la créole Joséphine de la Pagerie apprit d'une prophétesse de rencontre qu'elle deviendrait « plus que reine ».
Et de fait, les fées, encore, veillaient sur elle. Quand elle parvint à la cour du sultan Abd er Rhaman et qu'elle aperçut ce vieil époux auquel elle était destinée, la pauvre petite paysanne de Châtelay pensa mourir de honte et de déception. Le sultan avait alors soixante ans : pour examiner plus à l'aise le bétail humain qui lui était offert, il ordonna de l'introduire dans la cour de ses appartements ; Jeanne, sa mère et les deux Allemandes furent exposées là, comme au marché, aux regards des connaisseurs. Jeanne seule fut jugée digne du harem de Sa Hautesse ; elle obtint même de n'être pas séparée de sa mère ; les deux autres, prise médiocre, furent expédiées sur la place de Takinn pour y être vendues aux enchères au profit du Trésor impérial.
On dit que dès les premiers jours de sa captivité et avant même qu'Abd er Rhaman eût songé à exercer sur elle ses droits, Jeanne fut aperçue par le prince Sidi Mohammed, fils préféré du sultan. Une domestique, attachée à son service, fut l'intermédiaire entre les deux jeunes gens. Un roman naquit dans l'ombre du harem. Loin de s'en offenser, le sultan, qui ne refusait rien à son enfant de prédilection, lui céda Jeanne, qui entra aussitôt, sous le nom de Dagia, au harem de l'héritier de la couronne.
L'amour fit le reste : car Jeanne Lanternier se prit à aimer ce mari de rencontre au bras de qui la jetait la destinée ; elle s'attacha sincèrement, dit-on, à sa nouvelle patrie ; mais de ce jour elle n'eut plus d'histoire. Que devint, derrière les persiennes du gynécée impérial, cette « princesse lointaine », cette recluse, enfermée là sans espoir de liberté ? Dormir, manger, s'éventer, danser, s'habiller, recevoir des femmes amies, visiter les cimetières, telle était sa vie monotone. Ne regretta-t-elle jamais les rudes journées où, toute enfant, elle allait ramasser le bois mort dans la forêt de Chaux ou au bord de la Loue, et les lessives en plein soleil à la fontaine de Dely-Ibrahim ? Ce n'est
pas bien sûr. Elle était princesse, c'est vrai ; mais les rêves ne sont doux qu'à la condition de rester rêves ; dès qu'ils deviennent réalités, ils perdent tout leur enchantement. Elle vivait nonchalamment, dans sa cellule ouvrant sur une terrasse, où ses compagnes accroupies, fumant, comblaient les heures lentes par des distractions puériles, « en jouant avec leurs doigts de pied », ou plus simplement « en s'endormant du pesant sommeil des bêtes lasses et repues »
.On croit que le crédit de Jeanne Lanternier ne faillit pas après l'avènement au trône - en 1859 - de son impérial amant : elle lui avait donné un fils et serait devenue sultane validé2. Même elle aurait eu la permission de renouer avec sa famille, de s'enquérir du sort des siens. D'après la légende qui a cours encore dans le Jura, où l'a recueillie M. Amaudru, Jeanne, devenue toute-puissante, aurait retrouvé ses sœurs, correspondu avec elles et réussi à les attirer au Maroc pour les marier avec des dignitaires du makhzen3. De fait, Claudine, Antoinette et Anne-Claude Lanternier disparurent dans des conditions mystérieuses, s'évanouirent un matin comme des héroïnes de ballades. Ni à Châtelay, ni à Dely-Ibrahim, ni à Alger, l'état civil n'a gardé trace de leur décès4. On dit encore que vaincue par la nostalgie, Jeanne, un jour, voulut revoir le Val-d'Amour. La sultane du Maroc, venue en France dans les premières années du second Empire, accomplit un pieux et discret pèlerinage aux ruines de la maison paternelle, à la vieille église de Chissey « où elle avait fait sa première communion ». Un personnage de la cour chérifienne l'accompagnait ; il l'attendait à Dijon, pendant qu'elle se rendait au village. Mais ne sont-ce pas là des légendes ? Il se rencontre bien, dans le Val-d'Amour même, des sceptiques qui prétendent que Jeanne Lanternier a imaginé de toutes pièces sa fabuleuse odyssée ; que revenue d'une captivité sans gloire après Isly, elle se révéla à ses compatriotes pour les mystifier, et qu'elle est morte concierge quelque part, sans rien laisser, pas même des Mémoires, qui seuls auraient pu nous fixer sur les points obscurs de cette extravagante aventure.
La bataille d'Isly voit s’affronter le 14 août 1844 les troupes françaises et les armées marocaines, en raison notamment de la protection accordée par le Maroc à l’émir Abd el Kader. Elle se solde par un repli des troupes marocaines.
La sultane validé est le titre porté par la mère d'un sultan en exercice. Le terme peut être traduit par reine-mère ou impératrice-mère.
Le terme “makhzen” désigne l’administration gouvernementale du Maroc, avant la mise en place du protectorat français.
Nous avons retrouvé la trace des sœurs de Jeanne Lanternier, en consultant des archives de l’Etat civil auxquelles G. Le Notre n’avait pas accès. Il s’avère que toutes trois ont épousé des Français en Algérie et qu’elles y sont décédées, respectivement en 1857, 1867 et 1899, après avoir exercé les professions de journalières, pour deux d’entre elles, et de blanchisseuse, pour la troisième. Il est donc certain qu’elles n’ont pas eu le destin doré qu’on a pu peu prêter.