Episode 5 : "Madame Veuve Derues"
Aux questions des magistrats, elle n'a qu'une réponse : « Mon époux l'ordonnait ! »
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 5 : "Madame Veuve Derues"
Derues (…) était un petit bourgeois, gai, rond, plaisantin, goguenard, très causeur, aimant les jeux de mots et les couplets badins ce qu'on appelle, familièrement, un rigolo. Il était de bonne famille, quoique ancien épicier, avec des prétentions à la noblesse ; il avait aussi des ambitions de luxe et de fortune, énormément de ressources dans l'esprit, fort peu de scrupules et une nuée de créanciers qu'il savait berner et éconduire comme un prodigue de comédie. Après dix ans de protêts, de reports, de dettes impayées et de menaces de saisie, il imagina « un grand coup » ; et quoiqu'il ne disposât pas d’un sou vaillant, il résolut d’acheter un château, avec des terres autour. Il entra, dans ce but, en pourparlers avec un gentilhomme de province, M. Etienne Saint-Faust de Lamotte, ancien écuyer du roi, qui cherchait à vendre son domaine de Buisson-Souef, près de Villeneuve-le-Roi, 1092 arpents, 78 perches d'un seul tenant. Le bien valait 104 000 livres. Derues alla le visiter ; comme il était d'humeur facile et coulant en affaires, il devint bien vite l'intime ami du châtelain et de sa femme, passa chez eux plusieurs semaines, arpentant les vignes, évaluant les bois, examinant les moissons d'un œil connaisseur; puis il rentra à Paris, décidé à l'acquisition et se proclamant déjà seigneur du Buisson-Souef et autres lieux circonvoisins.
Du payement, M. de Lamotte n'avait pas à s'inquiéter : Mme de Lamotte, invitée par Derues, désireux de rendre à ses vendeurs la politesse, vint à Paris, amenant son fils, un grand garçonnet de quinze à seize ans qu'on plaça dans une pension où il devait terminer ses études ; quant à la dame il était bien convenu qu'elle ne pouvait avoir d'autre logis que la maison Derues, située rue Beaubourg. On se serra un peu; on installa dans la belle chambre la provinciale ; elle prenait là ses repas, et l'obéissant Derues lui portait lui-même dans son lit son chocolat du matin.
Le chocolat ne réussit pas à la dame : au bout de quelques jours, elle se tordait de douleurs d'entrailles. Derues, qui ne s'alarmait de rien, entreprit de la soigner, déclarant qu'il connaissait des remèdes infaillibles : pour ce faire, il éloigna sa femme et sa domestique, qui docilement le laissèrent seul auprès de la malade. Quand elles rentrèrent à la maison, Mme de Lamotte n'y était plus. Derues raconta qu'il l'avait guérie, qu'il lui avait versé comptant les 104 000 livres, montant du prix d'acquisition du Buisson-Souef - il montrait la quittance signée d'elle - et que dès qu'il lui eut remis la somme, la dame était partie avec son fils pour une destination inconnue. Ce qu'il négligeait de dire, c'est que la quittance était fausse ; la pauvre femme était morte -morte de son chocolat et de ses remèdes - il avait mis son corps dans une malle et était allé enfouir ce lugubre colis au plus profond d'une cave qu'il avait louée rue de la Mortellerie, sous prétexte d'y placer au frais du vin de Malaga qui avait besoin de vieillir.
Débarrassé de la mère, il sentait la nécessité de supprimer le fils : il emmène le jeune homme à Versailles, s'installe avec lui dans une maison garnie du quartier de l'Orangerie, se faisant passer pour un bourgeois de Commercy - il s'était inscrit sous le nom de Beaupré - en voyage de plaisir avec son neveu. Dès le premier soir, l'enfant est pris de vomissements ; en quatre jours il est à l'agonie. Le faux Beaupré, jouant la désolation, entonne au malade des drogues qu'il compose lui-même ; le voyant près de trépasser, il lui procure les secours de la religion, l'ensevelit pieusement dès qu'il est mort, et le fait inhumer au cimetière Saint-Louis, après déclaration dans les règles et service funèbre à l'église. Puis il rentre tranquillement à Paris, se considérant comme le propriétaire indiscutable du domaine de Buisson-Souef. M. Georges Claretie vient de nous conter cette étonnante histoire dans un volume très solidement documenté à l'aide des papiers d'archives (Derues l'empoisonneur, une cause célèbre au dix-huitième siècle, E. Fasquelle, éditeur). (…)
Quelqu'un, pourtant, ne se déclarait pas satisfait : c'était M. de Lamotte ; outre qu'il déniait à quiconque le droit de donner quittance à son nom en l'absence d'une procuration notariée, il s'inquiétait fort de la disparition de sa femme et de son fils. Ce farceur de Derues, quand on l'interrogeait sur ce point, prétendait ne rien savoir, faisait le discret, clignait les yeux d'un air malicieux ; enfin, forcé de s'expliquer, il révéla ce qu'il aurait voulu toujours tenir caché, grand Dieu !… à savoir que Mme de Lamotte, à peine en possession de son argent, s'était enfuie avec un vieux monsieur, un ancien amoureux sans nul doute, qui n'était autre puisqu'on le forçait à tout dire que le père du jeune garçon. Et plus M. de Lamotte s'indignait de la supposition, plus Derues pouffait de rire à la pensée que le gentilhomme était… ce que sont les maris de Molière ; le public, que l'affaire passionnait, s'amusait beaucoup de la déconvenue du provincial, mari trompé, abandonné, ruiné et qui persistait à n'être pas content.
La chose cependant, malgré les efforts de l'assassin, ne se termina pas en vaudeville ; un hasard fit découvrir les deux cadavres. Derues fut torturé, roué et brûlé vif, il protesta de son innocence jusqu'au dernier cri de souffrance. (…)
On peut ainsi très brièvement résumer l'aventure sans y mentionner une seule fois l'intervention de Mme Derues. Elle me paraît cependant la figure la plus intéressante du drame. Elle me paraît cependant la figure la plus intéressante du drame restitué par M. Georges Çlaretie. Quelle épouse modèle ! Avec une docilité d'esclave elle obéit servilement à son mari, sort quand il a besoin d'être seul, le laisse, sans penser à s'informer de ce qu'il cuisine, préparer ses remèdes et son chocolat, ne s'inquiète jamais de ses fugues, porte les lettres, nettoie la maison, s'affuble de tous les déguisements, accepte toutes les commissions, signe tous les papiers qu'il faut avec une telle abnégation, une si passive complaisance qu'on ne parvint jamais à la convaincre de complicité. Aux questions des magistrats elle n'a qu'une réponse : « Mon époux l'ordonnait ! »
C'était une grande femme, d'une trentaine d'années, brune, aux yeux noirs, un peu lourde, ni laide ni jolie. Le portrait que publie d'elle M. Georges Çlaretie nous la nous la montre avec un beau bonnet à la Fanchon, soigneusement tuyauté, un fichu Marie-Antoinette et une robe de soie rayée. On l'emprisonna au For-l'Evêque, mais elle ne fut pas impliquée dans le procès. Pourtant. Derues mort, on ne la mit pas en liberté. Elle avait un puissant ennemi. M. de Lamotte ne s'estimait pas suffisamment vengé par le supplice de l'assassin ; après avoir vu brûler le mari, il espérait bien faire pendre la femme. Par un premier jugement, le Châtelet ordonnait un plus ample informé d'un an. Une instruction nouvelle s'ouvrit ; quoiqu'elle fût enceinte, la malheureuse femme ne s'avouait pas vaincue ; pendant des années, traînée de prison en prison, de juridiction en juridiction, il lui faudra répondre aux interrogatoires, discuter avec les témoins, les magistrats, comparaître devant des juges… L’exécution de Derues avait calmé et satisfait l'opinion publique ; il semblait aussi qu'il y eût, de la part du parlement, une sorte d'hésitation à pousser l'enquête. De Lamotte seul ne se lassait pas; il suscitait des témoins imprévus - il en suscita même de faux, ce qui lui fît tort - produisait des déclarations, apportait des preuves convaincantes : lutte épique entre cet homme dont un crime effrayant a ruiné le bonheur et cette pauvre misérable, innocente peut-être, dont il exige le sang, comme d'une victime expiatoire !
Deux mois après la mort de son mari, la veuve Derues accoucha d'un garçon à la Conciergerie. Le bruit courut que l'enfant était né mort; c était pire : il était idiot ! Il fallut attendre encore près de deux ans la sentence des juges. Le 9 mars 1779 elle fut rendue enfin : la veuve Derues était condamnée, « pour manœuvres et faussetés », à la détention perpétuelle ; elle devait, au préalable, « être mise nue, battue de verges et flétrie d'un fer chaud en forme de V entre les deux épaules ». Le samedi 13 mars, l'exécution eut lieu ; de grand matin on vint chercher la patiente à la prison du Petit-Châtelet ; on la porta « en brouette », à la cour du Palais où le bourreau l'attendait. Une foule avait envahi le perron et ses abords ; mais on ne voyait pas grand chose à cause des échafaudages élevés pour la réfection des façades de la cour du Mai. Tout à coup, un long cri retentit, une sorte de hurlement de bête fauve : la veuve Derues se débat, se roule à terre, s’enveloppe par un geste de pudeur dans si chemise en lambeaux pour se dérober à la vue du public. Sur des charbons les fers rougissent ; le bourreau arrache la chemise, saisit la marque : la chair crépite et fume ; un rugissement atroce. Et c'est fini. Le silence. La condamnée s'est évanouie ; quatre aides saisissent son corps inerte et le transportent à la Conciergerie en attendant que la malheureuse soit en état d'être internée pour le reste de ses jours à la Salpêtrière. Ce jour-là, tout Paris eut pitié d'elle, sauf l'obstiné Lamolle qui escomptait une condamnation à mort et ne se trouvait pas encore suffisamment vengé.
Il le fut, treize ans plus tard…
Un jour de septembre 1792, alors que la détenue était en droit d'espérer du régime nouveau sa liberté et l'autorisation d'aller rejoindre ses enfants dans le coin perdu où ils se terraient - car le ménage Derues avaient des enfants qui changèrent de nom et qui disparurent - un jour de septembre 1792, une troupe bruyante envahit les cours de la Salpêtrière. Est-ce là les libérateurs attendus ?
Ce sont les massacreurs1. On appelle les noms. Les prisonnières défilent. La veuve Derues périt la cinquième. Elle fut massacrée avec sauvagerie. Elle poussait des cris horribles pendant que les brigands « s'amusaient à lui faire des indignités ». Son corps n'en fut pas exempt après sa mort…
C'est à croire que M. Etienne Saint-Faust de Lamotte, ancien écuyer du ci-devant roi, seigneur de Buisson-Souef et autres lieux, était au nombre des massacreurs.
Les massacres de Septembre sont une suite d’exécutions sommaires qui se sont déroulées du 2 au 7 septembre 1792 à Paris. Les massacreurs (ou « septembriseurs ») vont dans les prisons de Paris et de province et tuent un grand nombre de leurs occupants, prisonniers ecclésiastiques et royalistes ou de droit commun. Ces exécutions s'inscrivent dans un contexte de panique des révolutionnaires, provoquée par l’invasion austro-prussienne, par des rumeurs de complots, ainsi que par l'éventualité d’une répression perpétrés par les royalistes emprisonnés, s'ils étaient libérés.