Episode 4 : "Rien"
"Louis XVI est, sans doute, le seul souverain qui se soit assujetti à écrire, jour par jour, l'histoire de sa vie."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 4 : “Rien”
Louis XVI est, sans doute, le seul souverain qui se soit assujetti à écrire, jour par jour, l'histoire de sa vie et à noter toutes ses actions. Cette stupéfiante autobiographie est conservée aux Archives nationales. C’est une série de cahiers de 21 centimètres de haut sur 17 centimètres de large, remplis d'une copie serrée, économe, parvenant à introduire jusqu'à soixante lignes à la page, avec de belles barres. Louis XVI est là, ressemblant à faire pitié. Si Malesherbes et Tronchet avaient, en janvier 1793, fait à la Convention lecture de cette confession générale en manière de plaidoyer, leur client eût été, à l'unanimité, reconnu innocent. Ce mémorial s'étend de 1766 à 1792, il comprend un journal, des notes de chasse et des comptes. A la couleur des encres, aux modifications d'écriture, ou juge que c'est là une copie soigneusement faite sur des brouillons, dont quelques feuillets, seulement, ont subsisté. C'est très travaillé, il y a des ratures, des additions, des surcharges, des récapitulations. On devine l'œuvre maîtresse de toute une vie c'est avec une sorte d'effroi mélancolique qu'on évoque, à cette fastidieuse lecture, l'âme de ce roi dont l'histoire est si grande et tragique : une âme de parfait et nul expéditionnaire auprès duquel Bouvard serait un artiste et Pécuchet un poète1.
Louis XVI, encore dauphin, a seize ans, l’âge de Chérubin ; on lui amène de Vienne la plus séduisante et la plus jolie princesse de la terre, dont tout Versailles va s'énamourer. Lui, note sur son cahier: « 14 mai 1770 : entrevue avec Mme la dauphine - le 16, mon mariage, appartement dans la galerie, festin royal à la salle d'opéra ̃– le 23 novembre, monté à cheval avec la dauphine - le 8 juin 1773, entrée de là dauphine et de moi à Paris. ». Et voilà clos le chapitre des amours : c'est tout, jusqu'au jour où les époux seront le roi et la reine. En revanche, on trouve, en annexe, amoureusement tracée une liste des chevaux que j'ai montés ; et, sur la chasse, les détails abondent : il relève à part les cerfs, il additionne les faons, les biches, les chevreuils, les sangliers, fait des reports, et parvient à établir qu'en treize ans il a tué 189,251 pièces de gibier et forcé 1,274 cerfs. Il chasse jusqu'aux hirondelles : le 28 juin 1784, il en tue 200.
Il ne prend en vingt-six ans que 43 bains, qu'il rapporte pieusement, ainsi que deux indigestions, plusieurs rhumes et des douleurs d'hémorroïdes. Quand il n'y a ni vénerie, ni office, ni malaise, il se contente d'écrire Rien. Ce rien reviendra très souvent dès l'assemblée des Notables et pendant les Etats-Généraux. Car la politique ne l'émeut pas le 20 juin 1789, jour du Jeu de paume, il marque « chasse du cerf au Butard, pris un ». Le 14 juillet, « rien » ; le 4 août chasse du cerf à Marli, aller et retour à cheval »; le 5 octobre, tandis que la populace parisienne donne l'assaut au château de Versailles « tiré à la porte de Châtillon, tué 81 pièces, interrompu par les événements, aller et revenir à cheval ». Quand il est aux Tuileries, en plein bouillonnement révolutionnaire, le journal se fait laconique « rien ». Le 12 octobre « rien : le cerf chassait à Port-Royal »; sous entendu : et je n'y étais pas !
Il ne faudrait pas imaginer, d'ailleurs, que ce mémorial fût un simple carnet de chasse : si cet article revient fréquemment, c'est parce que le roi n'aime rien tant que sa vénerie, mais il n'est pas exclusif et tient compte de tous les événements de sa vie et quels événements : « Arrivée des porcelaines ; vu, sur la terrasse un homme qui faisait des vers à cheval ; vu un faiseur de tours à la petite écurie ; départ des porcelaines ; j'ai vu un physicien hollandais à la salle de comédie. » Ces porcelaines qui arrivent et s'en retournent tous les ans étaient des pièces sorties des manufactures royales et qu'on exposait dans un des salons du château. Ce déballage et ce remballage faisaient, au roi de France, une distraction. Rien n'est plus monotone, du reste, que cette existence royale : on a tenté d'en publier la journal in extenso, publication vite interrompue tant la lecture en était fastidieuse ; j'ignore si elle fut plus tard complétée. Il y a quelque quarante ans, un érudit patient, Nicolardot, essaya de le présenter par extraits, classés sous diverses rubriques la bouche, la santé, la famille, la chasse. Le livre, précieux au point de vue documentaire, est navrant d'insipidité « Rien, rien, rien ». Le mot fatal revient dix. fois à la page.
Le seul attrait de cette accablante litanie consiste à chercher la concordance d'un de ces rien avec l'une des dates fameuses de la Révolution. Voici rapportées les émeutes des premiers mois de 1791 «22 février, rien, train au Luxembourg ; 24, rien, train aux Tuileries ; 28, rien, train à Vincennes et aux Tuileries. » Le voyage de Varennes y est moins détaillé que dans un manuel pour écoles primaires « Juin 1791. 20, rien. 21, départ à minuit de Paris, arrivé et arrêté à Varennes en Argonne, à onze heures du soir. 22, départ de Varennes, à cinq ou six heures du matin, déjeuné à Saint-Menehoul, arrivé à dix heures à Châlons, y soupé et couché à l'ancienne intendance. 23, à onze heures et demie, on a interrompu la messe pour presser le départ, déjeuné à Châlons, dîné à Epernai, trouvé les commissaires de l'Assemblée auprès du Port à Buisson, arrivé à onze heures à Dormans, y soupé, dormi trois heures dans un fauteuil. 24, départ de Dormans à sept heures et demie, dîné a la Ferté-sous-Jouarre, arrivé à onze heures à Meaux, soupé et couché à l'évêché. Samedi 25, départ de Meaux à six heures et demie, arrivé à Paris à huit heures sans s'arrêter. 26, rien du tout, la messe dans la galerie. Conférence des commissaires de l'Assemblée. 28, j'ai pris du petit lait ».
En juillet, sauf une médecine et la fin du petit lait, est écrit en travers de la page : « rien de tout le mois ; la messe dans la galerie. » En août ceci, également écrit en hauteur : « tout le mois a été comme celui de juillet. » La dernière mention portée au journal est celle du 31 juillet 1792 : « rien ». Nul doute que, si le pauvre roi eût continué ses mémoires jusqu'au 21 janvier de l'année suivante, il n'eût écrit encore, ce jour-là, ce rien, qui semble si bien résumer ses émotions, ses espérances, ses opinions, sa vie, ses pensées, ses révoltes. Tandis que l'Assemblée gronde à quelques pas des Tuileries, il travaille pourtant, il établit des statistiques, relevant des chiffres : c'est ainsi qu'il sait que, « de 1775 à 1791, il est sorti de chez lui 2,636 fois et a passé 25 revues, dont 2 de raccroc ». Sur 852 jours de voyage, il a « couché 385 fois dehors de Versailles ». En quatorze ans de règne, il calcule 33 hourailleries2, 104 chasses du sanglier, 134 chasses du cerf, 266 chasses du chevreuil, 1,025 tirés, 149 sorties sans chasse et 223 promenades. Invinciblement l'esprit se porte vers Marie-Antoinette, obligée de vivre aux côtés d'un tel homme, et un peu aussi à la lettre d'amour, dans Ruy Blas : Madame, il fait grand, vent et j’ai tué six loups. Signé Carlos.
Faut-il maintenant ouvrir un des livres de comptes. Oui, car ils sont bien précieux en ce qui concerne l'histoire économique intime de cette cour de France, si renommée pour son faste et son gaspillage. Le descendant de Louis XIV marque ses dépenses il paye lui-même son porteur d'eau. C'est un nommé Bury, qui reçoit chaque mois 12 livres. Voici « 12 sois pour un verre de montre; 2 livres 4 sols pour graisser une chaise de poste ». La main royale,. la main qui signe les traités et les grâces, qui, d'un paraphe, renvoie les ministres ou convoque les Etats, la main royale ne dédaigne pas d'écrire : « Pour celui qui a apporté du beurre, 3 livres; pour l'huile du réverbère, 10 livres 8 sols ». La grosse dépense c'est la charcuterie ; les livraisons de boudin sont inquiétantes certain jour il y en a pour 96 livres. La bouteille d'eau-de-vie ne coûte que 25 sous, en marchandant, même, on l'a pour 24. Il faut un effort pour imaginer, dans ces salons d'or et de marbre, le successeur du grand- roi, plus, sans doute, par oisiveté que par économie, ouvrant son cahier et notant méthodiquement « 9 sous de foin pour emballage; 1 livre 16 sols pour un tire-bouchon; 13 sous de braise. » Ah ! que les comptes de l'Etat n'étaient-ils tenus de la sorte ! Devant cette épargne inutile du maître, dans ce château où les millions s'évaporent, des cuisines aux chambres de valets, on songe au mot navrant de Louis XV, découragé de voir « comme les choses allaient mal » : « Si seulement j'étais commissaire de police ! »
G. Le Notre fait ici référence à Bouvard et Pécuchet, roman inachevé de Gustave Flaubert, mettant en scène deux amis qui, se lançant avec enthousiasme dans l'étude de la chimie, de l'agriculture ou de la religion, aboutissent immanquablement à des fiasco, en raison de leur stupidité et de leur suffisance.
Les hourailleries sont des chasses accompagnées de petits chiens de criards.