Episode 2 : "Gagne-pain d'émigrés"
"Réduits à gagner leur vie, il se trouva qu'ils ne savaient rien que plaire, et ils s'en firent un métier."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 2 : “Gagne-pain d’émigrés”
Qu'il soit d'un bleu ou d'un blanc, d'un chouan ou d'un pataud1, d'un gentilhomme ou d'un sans-culottes, nous accueillons tout récit des témoins de la Révolution avec une égale faveur. (…)
Il ne nous reste un peu d'aigreur et de sévérité qu'à l'égard des émigrés. Que ceux dont la vie était directement menacée et auxquels la loi impitoyable ordonnait, sous peine de mort, de sortir du pays, que ceux-là se soient hâtés de passer la frontière, il serait injuste de leur en faire reproche ; mais les autres, ceux qui partaient par mode, par fanfaronnade, ceux qui bénévolement, quelquefois sans raisons, souvent par vanité, abandonnaient leurs enfants et leurs femmes, leur situation, l'influence dont ils disposaient, pour aller parader sur le Rhin et se frotter à la noblesse, ceux-ci inspirent si peu d'intérêt que leurs malheurs n'attendrissent pas et qu'on serait parfois tenté d'en sourire. Savoir son pays et son roi en danger et s'enfuir vite et loin pour leur témoigner sa fidélité, c'est une doctrine qui fut très prônée de 1789 à 1792. Il était entendu parmi les hobereaux que ceux qui s'obstineraient à rester, seraient « dégradés de noblesse, relégués parmi a bourgeoisie », et que les partants prendraient seuls les places, les honneurs et les dignités. Aussi s'exilait-on à grand fracas. Quelle désillusion !
M. G. Vanel publie le manuscrit d'un prêtre, M. de Préneuf, curé de Vaugirard en 1792, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler. Contraint de par la loi de quitter la France, il vit de près le grand désastre des émigrés (Huit années d'émigration : souvenirs de l'abbé G.-J. Martinaut de Préneuf, avec une introduction et des notes, par G. Vanel, 1 vol. in-12). Le pauvre abbé, très misérable, n'est pas fier de ses compatriotes : il en rencontra sur toutes les routes d'Allemagne, car lui-même ne trouvait gite que par charité et fuyait, avec les autres, devant la marche victorieuse des armées de la République d'Ypres à Gand, de Gand à Bruxelles, à Maëstricht, à Cologne, à Wurtzbourg, à Nuremberg, à Ratisbonne, à Bamberg, à Bayreuth. Ah ! qu'ils auraient bien ri, au départ, ces messieurs de l'armée des princes, si on leur eût prédit que la Révolution viendrait les tracasser jusque-là. Elle y vint pourtant : il n'y eut pas un village d'Allemagne sur le clocher duquel ne flottât le drapeau tricolore et c'était pour ne pas le voir qu'ils avaient pris la fuite !
A son approche, ils pliaient bagage, très penauds : maigre bagage d'ailleurs, car les bourses étaient plates et les auberges peu hospitalières. Combien durent se ronger les poings de remords et le regarder de loin, la rage au cœur, ce pavillon honni qui les chassait de partout ! Les Allemands leur montraient grise mine et ne les hébergeaient qu'à contre-cœur. L'abbé de Préneuf, qui sur recommandation trouva asile chez un baron, à Auerbach, en qualité d'instituteur, y fut traité comme un domestique : on lui cachait ses chaussures ou son chapeau, on l'enfermait à clef dans sa chambre, pour l'empêcher de sortir ; quand il se hasardait au salon, M. le baron ne manquait jamais de mettre la conversation sur la dépravation et le luxe du clergé français avant la Révolution, avec de peu délicates insinuations touchant les châtiments mérités. Les domestiques eux-mêmes méprisaient cet homme qui n'avait plus de pays ; ils lui faisaient sentir qu'il vivait d'aumônes, et le plaisantaient sur ses vêtements usés et le peu de linge qu'il avait pu conserver.
M. de Préneuf n'était pas, comme bien on pense, le seul à subir ces avanies ; les petits princes d'Allemagne, flattés d'abord d'héberger les beaux seigneurs et les élégantes de Versailles, s'en étaient d'autant plus vite lassés que ces proscrits étaient des vaincus et qu'il n'y avait plus aucun intérêt à les ménager. L'un de ces principicules2 affichait la porte de sa capitale Défense aux mendiants et aux émigrés de traverser la ville. D'autres les parquaient dans certains quartiers, comme l'on faisait des lépreux au moyen âge ; d'autres encore limitaient à quelques heures le séjour permis à ces nobles errants.
Heureusement pour le bon renom de l'esprit français, ces pauvres gens, traqués comme des malandrins, gardaient dans leur malheur la pimpante humeur des jours heureux. Un joli mot, bien décoché, les vengeait de la mauvaise fortune. « Je vous donne vingt-quatre heures pour sortir de mes Etats», dit un jour à un émigré certain petit prince allemand dont le territoire n'égalait pas en étendue celui d'une paroisse. - « Oh ! monseigneur, répliqua le Français d'un ton d'insolente déférence, oh ! monseigneur, un quart d'heure suffira. »
Partout, ils étaient honnis, un peu redoutés, et d'autant plus évités que si l'on se résignait à les recevoir, on ne pouvait s'empêcher de les juger délicieux. L'abbé de Préneuf, dans une auberge de Franconie, vit entrer deux compatriotes, porteurs chacun d'une boîte à violon ; on causa, et ces messieurs avouèrent au prêtre qu'ils n'avaient pas d'autres moyens d'existence que leurs instruments. Le repas terminé, ils les tirèrent de leurs étuis et se mirent à jouer : bientôt hôte, hôtesse, garçons et filles qui d'abord avaient regardé de travers ces maudits Français, grisés par les airs de gavotte et de passe-pied, commencèrent à danser ; les voisins accoururent, un bal s'organisa. Ainsi que dans un conte de Grimm, nul ne résista au charme du violon magique, et quand, au moment de partir, les trois émigrés parlèrent de régler leur dépense, l'aubergiste refusa tout salaire et se confondit en remerciements.
Avant que l'invasion victorieuse des armées de la France nouvelle propageât les grandes idées de l'avenir, le sort permit que les émigrés promenassent à travers le monde la frivolité charmante du passé. Réduits à gagner leur vie, il se trouva qu'ils ne savaient rien que plaire, et ils s'en firent un métier. Un abbé faisait des crêpes chez un traiteur ; il y réussissait si bien que la clientèle devint considérable et qu'il y fit une sorte de fortune ; un chanoine s'était placé comme sommelier chez un gros marchand de vins ; son haut goût, la délicatesse suprême de son palais valurent à son patron la renommée ; le chevalier de R… O... brodait à miracle ; d'autres fabriquaient au tour des objets de buis d'une grâce achevée. L'abbé de Préneuf tait le nom d'un de ses compagnons d'exil, un nom illustre de l'armorial de France, qui, logé chez un boulanger, s'amusa un jour à fabriquer de ses mains un gâteau à l'anis qu'il avait vu cuisiner jadis dans les offices de son château. Il réussit au point que ces friandises, prônées par les gourmets et expédiées au loin, lui procurèrent bientôt une confortable aisance. A Ratisbonne, un vieux gentilhomme avait imaginé de construire des boîtes en carton sur lesquelles il collait des dessins découpés qu'il coloriait au pinceau. Quand le tout était bien sec, il passait sur son ouvrage un vernis dont il se disait l'inventeur, et il ne pouvait suffire aux commandes.
Ce qui contribuera à faire absoudre ces proscrits volontaires, c'est leur ingéniosité et leur résignation. Certes, ils préféraient les professions galantes et ils excellaient dans l'inutile mais quand il le fallut, ils ne se rebutèrent de rien. M. G. Vanel énumère quelques-uns de leurs gagne-pain : le marquis de Romance s'associa avec la comtesse d'Asfeld pour un commerce de comestibles à Hambourg ; M. d'Apchon se fit maître de dessin à Kiel; Mme de Beaumont marchande de modes à Schwerin ; M. de Laënière était maître d'armes ; le comte de Gimel, distillateur ; M. du Vivier, marchand de musique. A Vittmold, près de Ploën, la comtesse de Tessé, fille du maréchal de Noailles, vivait dans une abondance relative qu'elle partageait avec ses nombreux amis; ses revenus consistaient dans le produit du lait de trente vaches que soignait sa nièce, Mlle d'Ayen, marquise de Montagu. La duchesse de Lorges ourlait des chemises et bordait des souliers ; la marquise de Virieu était couturière ; la marquise de Jumilhac, lingère ; la marquise de Chabanne dirigeait une école ; la comtesse de Boisgelin donnait des leçons de piano ; un La Vieuville était commissionnaire à Erlang, et un Mailly, typographe, M. de Vassé, teinturier ; le comte de Caumont, relieur, et Mme de Montmorency, porteuse d'eau.
Notre histoire est féconde en revirements de comédies ; mais qu'aurait bien pu penser Louis XIV si on lui eût prédit que quatre-vingts ans après son règne, quelque petite bourgeoise d'Allemagne, réglant le compte de sa laitière et de sa porteuse d'eau, devait voir ses deux fournisseurs signer la quittance, l'une marquise de Montagu-Noailles, l’autre duchesse de Montmorency.
Personne originaire de Vendée ayant des opinions républicaines durant la guerre de Vendée.
Princes d’un petit Etat sans importance.