Episode 1 : "Martin de Gallardon"
"Labourer son champ et voir se dresser devant soi l'archange Raphaël, c'est, bien certainement, une sensation très peu banale."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 1 : "Martin de Gallardon"
Labourer son champ et voir se dresser devant soi l'archange Raphaël, c'est, bien certainement, une sensation très peu banale.
La chose pourtant advint, en février 1816, à un honnête et placide cultivateur de Gallardon, près de Rambouillet. Il est vrai que dans cette première entrevue l'archange ne révéla point sa personnalité et que, afin de ne pas trop effrayer son interlocuteur, il avait revêtu une redingote de couleur blonde ; ses pieds étaient chaussés de souliers lacés de cordons et il portait sur la tête un chapeau à haute forme.
Thomas-Ignace Martin - tel était le nom du paysan - resta ébahi de voir cet élégant citadin surgir de ses sillons ; il le fut bien plus encore quand l'apparition lui ordonna d'aller aux Tuileries, chez le roi Louis XVIII, et de sermonner Sa Majesté pour éviter à la France de nouveaux malheurs. Martin se montra d'un bon sens parfait : « Puisque vous en savez si long, objecta-t-il au fantôme, vous pouvez bien aller trouver vous-même le roi et lui dire tout cela. Pourquoi vous adressez-vous à un pauvre homme comme moi qui ne saura pas s'expliquer ? » L'inconnu insista : « Ce n'est point moi qui irai, commanda-t-il, ce sera vous. » Puis ses pieds parurent quitter le sol, sa tête s'abaissa, sa forme s'amincit. Il disparut.
Martin, sa journée finie, alla chez son curé, l'abbé Laperruque, et lui conta l'aventure. Le prêtre écouta son paroissien, lui conseilla « de manger, boire et bien dormir » sans se'soucier de cette chimère. Mais ce n'était point une hallucination. Les jours suivants, Martin revoit le spectre celui-ci, assurant'qu'il est un envoyé du ciel, ordonne au paysan d'aller chez le roi, auquel il découvrira des choses secrètes du temps de son exil, choses dont la connaissance ne lui sera donnée qu'au moment où il sera introduit dans le cabinet du souverain. Aux champs, dans sa maison, en sa grange l'apparition poursuit Martin, qui las de cette obsession va trouver son évêque à Versailles. Le prélat, prudemment, informe le préfet, et celui-ci, sceptique, avise le ministre de la police. Un officier de gendarmerie vient prendre le visionnaire à Gallardon et l'amène à Paris.
Comme Martin traverse la cour de l'hôtel de la police, il se trouve de nouveau en présence de l'inconnu qui lui dit : « Vous allez être interrogé de plusieurs manières, n'ayez ni craintes ni inquiétudes, mais dites les choses comme elles sont. » Le ministre, M. Decazes, qui ne croit pas du tout aux revenants et pas beaucoup plus, peut-être, aux archanges, écoute le paysan, le rassure, lui affirme qu'il ne reverra plus le mystérieux personnage «attendu que celui-ci vient d'être arrêté et conduit en prison ». Martin quitte le cabinet ministériel, mais rentré à l'hôtel de Calais, rue Montmartre, où il est logé, il retrouve sa vision et cette fois l'inconnu revendique sa haute dignité : « Il faut, fait-il, que je vous découvre mon nom : je suis l'archange Rapĥael, ange très célèbre auprès de Dieu. J'ai reçu le pouvoir de frapper la France de toutes sortes de plaies. » Et il développe son programme dont Martin est fort effrayé.
On imagine comment serait reçu, de nos jours, chez M. le président de la République ou chez les ministres, un particulier qui se dirait le porte-parole de l'archange Raphaël. En mars 1816, les autorités n'étaient pas beaucoup plus crédules qu'aujourd'hui : la preuve en est que, trois jours plus tard, un gendarme vint prendre Martin à son auberge et, sous prétexte d'une promenade, le conduisit à Charenton1. Le paysan, d'ailleurs, ne se montra ni surpris ni attristé, la voix surnaturelle l'ayant assuré qu'aucun mal ne lui serait fait.
Durant trois semaines, Royer-Collard, médecin en chef de la maison de santé, et le célèbre aliéniste Pinel tinrent Martin en observation. Ils déclarèrent, après examen approfondi, qu'il n'était ni un imposteur ni le complice d'une imposture. Ils le considéraient comme absolument sincère, doué, d'ailleurs, d'une excellente santé morale et physique et se distinguant, par là, des hallucinés. Les deux savants constataient que le pauvre homme paraissait plus ennuyé que glorieux'de ses visions et qu'il en parlait avec simplicité ; ils ne mettaient pas en doute que Martin eût prédit quelques-unes des phases de l'enquête dont il était l'objet, et terminaient en admettant « qu'il existe des exemples incontestables de prévisions et de pressentiments, réalisés ensuite par l'événement ». Au reste, leur singulier pensionnaire n'était pas un exalté religieux ; la politique le laissait indifférent ; il n'avait jamais lu les journaux, et en fin de compte, son cas était si particulier qu'il leur semblait téméraire de le déterminer avant un an.
Louis XVIII, tenu par ses ministres au courant de cette extravagance, n'eut pas la patience d'attendre : peut-être bien gardait-il sur la conscience quelque royale peccadille et craignait-il qu'un malencontreux hasard en eût appris le secret à ce mystérieux paysan. Il donna l'ordre que Martin lui fût amené. Le 2 avril, tiré de Charenton et conduit à l'hôtel de la police, le visionnaire apprit du ministre que, suivant la recommandation céleste, on allait le présenter à Sa Majesté. L'archange parut presque aussitôt, exhortant son émissaire à ne rien craindre et l'assurant que « les paroles lui viendraient à la bouche ». Un carrosse était prêt mais le bonhomme préféra se rendre pédestrement aux Tuileries. Le premier valet de chambre l'introduisit chez le roi.
On a beaucoup écrit sur le cas d'Ignace Martin. Comme l'anecdote était des plus bizarres, il suffisait de la broder quelque peu pour la transformer en un fantastique roman, et on n'y a pas manqué. M. André Hallays la ramène à ses justes proportions. Ayant poussé jusqu'au bourg de Gallardon l'une de ses fécondes flâneries à la recherche des vieilles pierres et des traditions, il y a retrouvé le souvenir du visionnaire et de l'archange, l'a recueilli, étudié, critiqué avec soin, et dans un volume récemment paru il nous donne de cet énigmatique épisode un récit d'autant plus intéressant qu'il en a puisé les éléments aux sources les plus authentiques (En flânant à travers la France. Autour de Paris, par André Hallays). C'est ainsi que cette extraordinaire entrevue du roi de France et du laboureur beauceron nous est rapportée d'après les deux narrations qu'en fit Martin lui-même, l'une au docteur Royer-Collard, l'autre à l'abbé Laperruque, curé de Gallardon. Cette dernière version, certifiée exacte, fut adressée à la préfecture de Chartres et semble présenter toutes garanties de véridicité.
A vrai dire, l'entretien fut très cordial, mais assez terne.
Martin trouve le roi assis près d'une table sur laquelle il y a bien des papiers et des plumes. Il s'incline, son chapeau a la main :
- Sire, je vous salue.
- Bonjour, Martin.
- Vous savez, sire, sûrement pourquoi je viens.
- Oui, je sais que vous avez quelque chose à me dire et l'on m'a dit que c'était quelque chose, que vous ne pouviez dire qu'à moi. Asseyez-vous.
Martin prend un fauteuil, s'assied de l'autre côté de la table, en face du roi, et entame la conversation.
- Comment vous portez-vous, sire ?
- Je me porte un peu mieux que ces jours passés. Et vous, comment vous portez-vous ? - Mais je me porte bien.
- Quel est le sujet de votre voyage ?
Il n'est pas inutile de rappeler que l'archange lui-même s'était chargé d'inspirer les paroles de son envoyé. Il faut reconnaître qu'il l'inspira peu. Martin, après avoir conté ses visions, donna au roi quelques conseils qui dénotent une complète ignorance de l'administration du royaume. « Il faut envoyer dans les provinces, dit-il, des gens de confiance pour examiner les administrations, sans que celles-ci en soient prévenues. » Il parla de l'évasion de La Valette et du peu d'empressement à rechercher les coupables2. Il attesta que le retour de Bonaparte et son règne de cent jours avaient été un manifeste châtiment du ciel.
A certain moment de cette insipide conversation, le roi, très frappé, aurait, selon Martin, levé les yeux au ciel, disant :
- Ah ! faut-il !…
Et il se serait mis à pleurer. Ce que voyant, le paysan pleura semblablement et tous deux sanglotèrent de compagnie jusqu'à la fin de l'entretien. Quant au grand secret, à ce mystère du temps de l'exil, Louis XVIII en écouta pieusement la révélation ; mais il pria Martin de n'en parler à personne : « Il n'y aura que Dieu, vous et moi qui saurons jamais cela », fit-il. De sorte que le compte rendu n'en dit rien, et c'est grand dommage.
Le roi s'informa encore des recommandations de l'archange, cherchant à savoir sil n'avait pas fourni des indications de nature à lui faciliter sa difficile besogne.
- Si toutefois il revient, ajouta-t-il, vous lui demanderez comme il faudra que je m’y prenne pour gouverner la France.
Il prit la main droite de son visiteur, celle que l'ange avait serrée une fois. Puis on parla d'autre chose. Martin souhaita à Louis XVIII une bonne santé et demanda la permission de retourner « au centre de sa famille ». répétant que l'archange l'avait assuré qu'il ne lui serait fait aucun mal.
- Il ne vous en arrivera pas non plus, dit le roi. Vous vous en retournerez demain le ministre va vous donner à souper et à coucher et des papiers pour vous en retourner.
Il semble bien que Louis XVIII fut peu troublé par cet entretien. Pour Martin il n'en fut pas de même. Rentré à Gallardon, il resta discret pendant quelque temps ; mais l'archange Raphaël le tourmenta de nouveau. Il ne se montrait plus et se contentait de parler, annonçant la chute des Bourbons - que prévoyaient comme lui tous les mécontents. Martin s'établit prophète : on venait le consulter de vingt lieues à la ronde ; il s'embrouillait dans ses révélations, y mêlant tout ce qu'on lui soufflait. Pourtant, en juillet 1830, il eut un regain de succès ; le samedi précédant la publication des Ordonnances3, il entendit une voix qui prononçait les mots « La hache est levée – le sang va couler. » Charles X, fuyant Saint-Cloud et faisant halte à Rambouillet, expédia l'un de ses gentilshommes à Gallardon afin de consulter Martin et d'apprendre si l'archange ne consentirait pas à tirer les Bourbons du mauvais pas où ils s'étaient fourvoyés. Martin décréta que « tout était fini, qu'il fallait quitter la France », et Charles X, docilement, s'éloigna vers l'exil.
L'ancienne monarchie détruite, Martin, sentant bien que Louis-Philippe ne le consulterait guère, se mit à proclamer l'existence de Louis XVII. De ce jour-là sa vie fut errante et remplie de tribulations; on le retrouve à Versailles, à Chartres. C'est là qu'il mourut, obstinément naundorfiste4 et probablement empoisonné5.
Il s’agit de la Maison nationale de Charenton, hospice destiné à recevoir les aliénés.
Martin fait ici référence à l’évasion rocambolesque du comte de la Valette de la prison de la Conciergerie le 20 décembre 1815, veille du jour prévu de son exécution pour conspiration contre l’Etat. La Valette parvient à quitter la prison revêtu des vêtements de sa femme (laquelle reste dans sa cellule à sa place).
Les Ordonnances de Saint-Cloud, sont signées le 25 juillet 1830 par Charles X. Ayant pour but d'obtenir des élections plus favorables aux ultraroyalistes, elles déclenchent la révolution de Juillet (ou Trois Glorieuses) qui amène à un changement de dynastie sur le trône de France. La maison d’Orléans, branche cadette de la maison de Bourbon, succède à la branche aînée ; le duc d'Orléans est proclamé « roi des Français », sous le nom de Louis-Philippe Ier
Le terme “naundorfiste” désigne les partisans de Karl-Wilhelm Naundorff, le plus célèbre de ceux qui, au XIXe siècle, déclarèrent être l'ancien dauphin Louis XVII, censé avoir survécu à sa détention à la prison du Temple.
Il meurt à Gallardon le 8 mai 1834. Sa famille le dit assassiné, l'autopsie réalisée après sa mort allant dans le sens d’un empoisonnement.