G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
Nous republions ses articles, à rythme hebdomadaire, en menant un patient travail dans les archives pour sélectionner les meilleurs, et en privilégiant en général les inédits (c’est-à-dire ceux n’ayant jamais été rassemblés en volume).
Afin de contribuer le plus largement possible à la diffusion de l’oeuvre de G. Le Notre, nous proposons tous nos articles en libre accès.
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Episode 19 : "Un autre aiglon"
Du lundi 15 décembre 1806, acte de naissance de LÉON, du sexe masculin, né le 13 de ce mois, à deux heures du matin, rue de la Victoire, numéro 29, division du Mont-Blanc, fils de demoiselle ELÉONORE DENUELLE, rentière, âgée de vingt ans, et de père ABSENT.
Pour informer de cette naissance l'empereur Napoléon, un courrier partit aussitôt de Paris et traversa toute l'Europe ; il rencontra, à Pulstuck, le souverain, qui séjournait là le 30 et le 31 décembre. Le maréchal Lefèvre eut l'honneur d'annoncer à son maître l'événement. Napoléon, tout heureux, s'écria « Enfin, j'ai un fils ! »
Le nouveau-né était sen fils en effet ; Eléonore Denuelle, jolie fille, de taille élancée, brune avec des yeux noirs, avait été l'élève de Mme Campan au pensionnat de Saint-Germain. Devenue lectrice de Caroline Murat, elle avait su se faire remarquer par l'empereur, au retour d'Austerlitz. De cette remarque était né le petit Léon.
On le confia à Mme Loir, nourrice d'Achille Murat ; quand il fut d'âge à apprendre à lire, il entra, sur l'ordre de l'empereur, à l'institution Hix, rue de Matignon. Il avait pour tuteur M. de Mauvières, le beau-père de Méneval, secrétaire intime de Napoléon, qui, même après son mariage avec Marie-Louise, ne se privait pas de recevoir aux Tuileries le bambin auquel il s'intéressait. Depuis longtemps il avait oublié la mère, Eléonore Denuelle ; il est même assez singulier de constater que le lendemain du jour où il apprit, à Pulstuck, la naissance de Léon, il rencontrait pour la première fois, au relais de poste de Bronie, Mme Waleska, qui devait tenir une grande place dans sa vie et lui donner un autre fils.
Pourtant, même aux pires heures, il n'oublie pas le petit Léon. Après lui avoir assuré une situation indépendante, il se souvient de lui, en janvier 1814, au moment où s'engage la campagne de France, et il lui constitue 12,000 francs de rente. Dix-huit mois plus tard, le 25 juin 1815, avant de quitter l'Elysée pour toujours, il fait rédiger, en faveur du fils d'Eléonore Denuelle, un acte de donation de 100,000 francs. Ce fut là sans doute la dernière signature qu'il donna à Paris, car le même jour, à midi, il gagnait la Malmaison ; le 29, il partait pour l'exil éternel. A Sainte-Hélène encore il pense à l'enfant, et l'inscrit pour 300,000 francs dans son testament, ajoutant « Je ne serais pas fâché que le petit Léon entrât dans la magistrature, si cela était dans son goût. »
En 1821, quand Napoléon mourut, Léon avait quinze ans. Son goût n'était pas d'entrer dans la magistrature ; loin de là. Il se savait riche et n'avait qu'une préoccupation : celle de dépenser agréablement son argent ; art facile et dans lequel, ayant commencé jeune, il fut vite passé maître. Dix ans plus tard, il ne lui restait rien de sa fortune ; mais les trois couleurs, avec 1830, étant revenues, la légende napoléonienne ressuscitait de l'enthousiasme populaire et le comte Léon, flairant quelque Marengo possible, sentit bouillonner en lui des ardeurs guerrières. Oh ! sa carrière fut moins brillante que celle de son père, malgré les promesses du début. D'emblée, la garde nationale de Saint-Denis l'élut chef de bataillon. Il était superbe sous les armes ; de belle prestance, se tenant droit, portant beau, l'air décidé, le nez busqué, la bouche fine ; dans l'ensemble, sauf la taille, le portrait vivant de Napoléon, et derrière un tel chef, les gardes nationaux de Saint-Denis s'imaginaient être les terribles grognards de la vieille garde. Son grade permettait à leur beau commandant de s'asseoir, une fois par trimestre, à la table du roi-citoyen, et Léon en profitait, à l'heure du café, pour soutirer au bon Louis-Philippe quelque subside personnel. Mais cet heureux temps dura peu. Le brillant officier avait la tête chaude et l'esprit frondeur ; à la suite d'un refus de service, il fut suspendu, puis révoqué : son étoile n'avait brillé que deux ans.
.En 1838 on le retrouve à la prison de Clichy où il est détenu pour dettes. Ce qu'apprenant Mgr de Quélen, archevêque de Paris, conçut la pensée de consacrer à Dieu l'activité, jusqu'alors mal employée, de ce fils du grand empereur. Le prélat s'adressa au pape, par l'entremise du cardinal Fesch, et tous deux se montrèrent disposés à gratifier le comte Léon d'un siège épiscopal. Mais on ne devient pas évêque aussi facilement que chef de bataillon de la garde nationale ; il y faut quelque préparation et du recueillement, ce qui rebuta le bouillant catéchumène ; d'ailleurs son goût ne le portait pas vers ce saint état plus qu'il ne l'avait dirigé vers la magistrature, et quand il sortit de prison, il préféra courir de nouveau les aventures.
Il habite alors rue du Mail, en garni ; il vit là avec une dame Lesieur et le mari de celle-ci, commis au ministère de la guerre. Ce ménage à trois subsiste des appointements de l'employé et du peu d'argent que la femme gagne en pratiquant le magnétisme. Elle n'y fit point fortune et le petit Léon, à bout d'expédients, résolut d'aller s'asseoir au foyer du peuple britannique.
Plusieurs historiens ont fouillé la trouble existence de ce personnage. Après M. Frédéric Masson qui, le premier, en a fixé les traits principaux, M. Georges Montorgueil et M. Paul Ginisty ont recueilli nombre d'incidents de cette pitoyable iliade. Dans une récente étude, écrite d'après de nouveaux renseignements et des documents inédits, M. le docteur Max Billard complète le portrait. Il nous montre le comte Léon provoquant à Londres, en 1840, le prince Louis, le futur empereur Napoléon III, qui a refusé de recevoir son cousin. La rencontre eut lieu à Wimbledon-Common : les témoins du prince étaient munis de deux épées ; ceux de Léon apportaient une paire de pistolets. On ne s'entendit pas sur le choix des armes ; les policemen survenant mirent les champions d'accord en les conduisant devant le juge qui ne consentit à les laisser en liberté que moyennant le payement de 37,000 francs de garantie qu'ils devaient verser par moitié. L'histoire ne dit point par quel miracle le comte Léon se tira de ce pas coûteux ; il en sorti cependant, car, le 14 décembre de la même année, au jour fameux du retour des cendres, il se trouvait à Courbevoie, au débarcadère du bateau portant la glorieuse dépouille de son père, qu'il suivit jusqu'aux Invalides, au bruit des fanfares et des salves. (Un fils de Napoléon 1er, d'après des documents inédits, par le docteur Max Billard. La Revue du 15 octobre.)
C'est alors que le fils d'Eléonore Denuelle se crut mûr pour la vie politique; il attendait seulement son heure : elle sonna en 1848 lorsqu'il apprit que son cousin, le prince Louis, posait sa candidature à la présidence de la République. Il estimait que par droit de naissance, cette dignité lui était bien plutôt destinée, et il songea à « briguer les suffrages de la nation ». Il y renonça du reste, estimant que ce serait diviser les chances de la famille et, dès que l'Empire fut rétabli, il se montra partisan fanatique du nouveau régime. Il se croyait obligé de dire son mot, de « toucher au gouvernail », et il adressait aux habitants de Saint-Denis, ses anciens soldats, des proclamations enflammées. De l'empereur, que douze ans auparavant il avait voulu tuer, il accepta, sans rancune, 6,000 francs de pension et 225,000 francs de capital, « payement du legs de conscience de Napoléon ». Cette somme, entre ses mains, dura « l'espace d'un matin », et Léon se remit à quémander. Napoléon III consentit à payer ses dettes ; mais ce pseudo-cousin était un peu trop compromettant et on lui fit comprendre qu'il eût à se taire.
Il avait épousé, en 1862, une simple et honnête couturière, Fanny Jouet, qui le rendit père de quatre enfants1. Après 1870, chargé de famille, privé de sa pension, sans crédit, sans espoir de jours meilleurs, il sombre tout à coup dans la misère. Il erre de Londres à Toulouse, de Bordeaux à Tours ; en 1879, besogneux, affamé, lamentable, on le revoit à Paris ; il ne fait qu'y passer et se réfugie à Pontoise où il trouve à se loger dans une petite maison de la rue Baujon. Il n'a plus rien. De toutes les misères auxquelles il succombe, la plus cruelle, à son dire, est la privation de tabac. M. P. Ginisty a recueilli ce trait navrant : un jour, à bout de résignation, le comte Léon aborde une servante, et tirant de sa poche un couteau : « Voulez-vous faire un marché ? dit-il d'un ton suppliant. Lequel ? Je vous donne ce couteau pour un sou de tabac… »
La femme consentit à l'échange. Savait-elle que celui qui le lui proposait avait, tout petit, reçu les courbettes des chambellans, et joué, aux Tuileries, sur les genoux du maître du monde ? Pouvait-elle soupçonner que ce pauvre homme avait failli être proclamé le successeur de Napoléon, et qu'il était destiné à ceindre la double couronne de France et d'Italie ? L'empereur en effet, pour éviter de rompre avec Joséphine, s'était un instant arrêté au projet d'adopter son enfant naturel.
Le comte Léon mourut le 14 avril 1881 ; les voisins durent recueillir sa femme et sa fille, et se cotisèrent pour payer le cercueil.
En réalité, six enfants, dont deux morts en bas-âge.