Episode 18 : "Tombes royales"
"Il s'était si bien familiarisé avec sa momie, qu'il lui arrachait les dents et les vendait aux visiteurs."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 18 : "Tombes royales"
C'est un bien curieux chapitre de la Révolution que la destruction des tombeaux de Saint-Denis, décrétée par la Convention le 31 juillet 1793. La chose s'exécuta non pas sous un coup de la colère populaire, mais froidement, méthodiquement, avec ordre. Un entrepreneur, Scellier, dirigeait les travaux ; il se trouvait là deux médecins, des commissaires de la Convention, des délégués de la commission des arts et des préposés de la municipalité locale ; à cette troupe de fonctionnaires s'étaient joints plusieurs curieux, quelques moines de l'ancienne abbaye, les abbés Druon et Laforcade, l'organiste de la basilique, puis tous ceux qui passaient et qui « entraient voir ».
Il semble bien que l'on procéda au travail ordonné non pas peut-être avec respect, mais avec un sentiment de curiosité émue, intense, qui perce dans tous les récits ; les ouvriers eux-mêmes « n'y allaient pas » brutalement. L'auteur d'un volume récemment publié et riche en documents saisissants, (les Tombeaux des rois sous la Terreur, par le docteur Max Billard, chez Perrin), note que le 12 octobre, les ouvriers chargés de vider le caveau des Bourbons n'apportèrent à la besogne aucune hâte révolutionnaire ; ils s'arrêtèrent d'abord au tombeau de Turenne, « impatients de voir un grand hom-
me », et s'empressèrent de desceller le four qui contenait ses restes.
Alexandre Lenoir, qui suivait les opérations en artiste et un album de croquis à la main, écrit que dès qu'on eut démoli la fermeture du petit caveau placé immédiatement au-dessous du tombeau de marbre élevé à la mémoire du vainqueur de Turkheim, on fit l'ouverture du cercueil, et Turenne apparut dans un état de conservation tel « qu'il n'avait pas été déformé et que les traits de son visage n'étaient point altérés ». Le corps, « nullement flétri et parfaitement conforme aux portraits et médaillons de ce grand capitaine, était en état de momie sèche et couleur de bistre ».
On allait le déposer dans la fosse préparée pour recevoir les corps sortis des caveaux, quand, « sur les observations de plusieurs personnes de marque », présentes à cette première opération, il fut remis au nommé Host, gardien de l'église, homme rangé et méthodique, qui serra la momie dans une botte de chêne déposée en un coin de la sacristie. Dès le lendemain, il se présenta des curieux pour voir cette relique funèbre. Host, très ému de l'honneur qui lui était échu, montrait à tout venant son « grand homme » ; peu à peu, il se blasa, l'exhiba par complaisance ; insensiblement il en vint à penser que Turenne lui devait bien de la reconnaissance pour ce regain d'actualité et de succès, et il exigea, vu le nombre croissant des curieux, « une petite rétribution » avant d'ouvrir la boite et de « faire l'explication » du bibelot. En juin 1794, après huit mois de pourboires, il s'était si bien familiarisé avec sa momie, qu'il lui arrachait les dents et les vendait aux visiteurs. Je pense qu'il lui était facile de renouveler son assortiment et qu'il dut en vendre plus de trente-deux ; tout de même, il lui arrivait d'en manquer, si bien que Camille Desmoulins, venu, comme tant d'autres, à Saint-Denis pour contempler la fameuse momie et désireux d'en emporter un souvenir, dut, à défaut de dents, couper un doigt au cadavre desséché.
Nul doute que Turenne n'eût été de la sorte débité totalement, si au commencement de l'été de l'an II, Desfontaines, professeur de botanique au Jardin des Plantes, visitant l'église en badaud, frappé de l'étonnante conservation du corps de Turenne, ne l'eût réclamé comme objet historique ; il l'obtint pour le cabinet d'histoire naturelle du Muséum.
Le vaillant capitaine, dont en d'autres temps on eût transféré les restes aux roulements des tambours drapés et aux salves ininterrompues du canon, n'eut pas grande pompe autour de son cercueil, pour sa rentrée à Paris ; on ne lui fit même pas les honneurs d'une charrette à bras ; le colis, confié à deux ouvriers, fut porté par eux de la vieille basilique au Muséum : il y a loin, c'était l'été, et on imagine sans peine les siestes au bord du chemin, les haltes fréquentes au cabaret tandis que Turenne, déposé, le long du fossé ou sous une table, parmi les buveurs, attendait…
Au Muséum, on eut plus d'égards ; on lui fit une place dans la galerie des animaux empaillés, et il reçut un numéro d'ordre dans une série de fossiles fantastiques et de bêtes rares ; on l'avait mis entre l'éléphant et le rhinocéros. Pendant des semaines, ce fut la grande attraction : on faisait queue le dimanche à la porte de la galerie du Muséum, déshabitué depuis longtemps d'une telle affluence. Turenne était bien installé « sous verre » ; on avait peint son cercueil « couleur de granit » et on en avait remplacé le couvercle par une vitre qui laissait apercevoir le corps, enveloppé de son linceul, lequel avait été déchiré et découvrait le corps jusqu'à l'estomac ; le crâne avait été coupé et remplacé par une calotte de bois de la même forme, mais « excédant dans toute sa circonférence » ; les connaisseurs jugeaient que l'embaumement avait dû être très soigneusement pratiqué ; la conservation des formes du visage était parfaite ; « il restait même des effets du funeste coup qui enleva le héros au milieu de ses triomphes et qui lui causa sans doute une violente convulsion dans la figure, ainsi qu'il paraissait par l'état de la bouche extrêmement ouverte ».
Il fallut qu'après deux ans de cette exhibition dont personne n'avait remarqué l'indécence, le hasard d'une promenade amenât, en juillet 1796, un brave député de l'Isère ; il s'appelait Dumolard. Il flânait au Muséum quand il aperçut la fameuse momie ; il fut choqué de l'emplacement qu'elle occupait et ne put s'en cacher à ses collègues. Ce Dumolard n'était pas un homme héroïque, car le petit discours qu'il prononça, en cette occasion est plein de ménagements démocratiques. « Ce n'est pas, débute-t il, que je veuille demander que vous honoriez la mémoire de Turenne… » Il s'en garderait bien ! Il ne réclame pas pour le héros les honneurs du Panthéon ; il ne sollicite même point un tombeau pour ses restes, mais seulement une vitrine moins exposée et placée dans un lieu plus convenable. La proposition fut adoptée et, de deux ans on n'y pensa plus ; la momie du grand capitaine continua de figurer parmi les pièces curieuses et rares.En l'an VII seulement prit fin ce scandale. Lenoir réclama pour le musée des monuments français le sensationnel bibelot, qui lui fut aussitôt octroyé. Un soir, à huit heures, on envoya pour l'enlever une carriole que conduisait le citoyen Lesieur ; on y plaça la boîte de chêne dont le couvercle vitré laissait apercevoir la face momifiée du héros, ses yeux clos et sa bouche ouverte, et c'est ainsi qu'il traversa de nouveau Paris qui, cent vingt-cinq ans auparavant, lui avait fait de si belles funérailles. Très tard dans la nuit, la carriole parvint au musée des monuments français ; la bière, tirée hors de la voiture, fut déposée dans un coin, en attendant le sarcophage commandé en son honneur.
Ce n'était que l'avant-dernière étape. Quelques mois plus tard, sur l'ordre de Bonaparte, Turenne allait enfin reposer dignement sous le dôme des Invalides, et cette fois il y fut traîné par quatre chevaux blancs, sur un char de triomphe, au bruit des fanfares et des salves ; un cheval pie ouvrait la marche, semblable à celui de Salzbach1, harnaché comme au temps du grand roi, et tenu en main par un palefrenier noir. Carnot, même, prononça un discours, où, par une adroite entorse à l'histoire, il insinuait que Turenne pouvait compter au nombre des fondateurs de la République !
La revanche, on le voit, fut éclatante, si l'odyssée avait été lamentable, et certes elle l'avait été bien moins que celle des restes de l'épouse d'Henri III, la reine Louise de Lorraine, morte en 1601. C'est encore là une des précieuses anecdotes que conte M. le docteur Max Billard. Louise de Lorraine avait été inhumée dans un des caveaux de l'église de ce couvent des Capucines dont il ne reste plus aujourd'hui que le nom, légué à une rue de Paris. Comme la chapelle des Capucines devint, dès les premières années de la Révolution, l'imprimerie des assignats, nul ne pensa aux morts qui pouvaient reposer sous les dalles et la reine Louise fut oubliée.
Dix ans plus tard, elle l'était bien plus encore, quand l'église des Capucines fut vendue à un particulier, qui la transforma en cité, perçant des fenêtres, entassant les étages, utilisant, pour moins de frais, toutes les parties qu'il pouvait conserver. C'est ainsi qu'il installa au-dessus d'un vaste caveau, reconnu très étanche, un de ces édicules que notre pruderie baptise d'un nom anglais2 ; le chalet était commun à tous les habitants de l'immeuble, et pendant plusieurs années ce fut là un va-et-vient continu des locataires de la cité.
En 1806, lors du percement de la rue de la Paix, on fit place nette. Les démolisseurs rencontrèrent la fosse d'aisances située sous l'édicule abattu et entreprirent de la curer. Ils furent ébahis, en atteignant le fond, d'y rencontrer une immense caisse rectangulaire, à son métallique, dont la présence en pareil lieu leur parut
inexplicable. On parvint a retirer cette caisse inattendue, et après l'avoir tant soit peu débarrassée de l'enduit qui l'encrassait, on s'aperçut qu'elle était en plomb et que c'était non pas un trésor, comme beaucoup l'espéraient, mais un cercueil. Une inscription d'ailleurs, renseignait : Ci-gît Louise de Lorraine, royne de France et de Pologne, qui décéda à Moulins, l’an 1601, et laissa vingt mille escus pour la construction de ce couvent.
L'empereur, avisé de la découverte, fit acheter deux mètres de terrain au cimetière du Père-Lachaise, où l'on déposa les restes de la pauvre reine. Depuis lors ils ont été exhumés, sur l'ordre de Louis XVIII, et transportés solennellement à Saint-Denis, après que, par un sentiment de délicate convenance, on eut substitué une bière neuve à celle qu'avaient si grossièrement profanée, sans le savoir, les locataires de la cité des Capucines.
La bataille de Salzbach est un épisode de la guerre de Hollande qui s'est déroulé le 27 juillet 1675. Elle opposa les troupes françaises, commandées par le maréchal Turenne, aux troupes impériales. Turenne y trouva la mort, emporté par un boulet de canon.
Il s’agit bien entendu d’un water-closet.