Episode 17 : "Hygiène d'autrefois"
"Il faut nous résigner à cette déplaisante constatation : nos pères étaient sales."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 17 : "Hygiène d’autrefois"
Il faut nous résigner à cette déplaisante constatation : nos pères étaient sales. Montaigne qui, en sa qualité d'original, estimait « le baigner salubre », blâmait fort ses contemporains « de tenir leurs membres encroustés et leurs pores estoupés de crasse ». Cette acceptation de la« pouacrerie» avait encore progressé du seizième au dix septième siècle quand Louis XIV apparaissait dans la galerie des Glaces, costumé en dieu et couvert de tant de diamants qu'il fléchissait sous leur poids, il ne s'était pas lavé le matin.
Une récente étude, publiée par la Revue, montre bien qu'au dix-huitième siècle la propreté n'avait pas plus d'adeptes ; et l'on pense tout de suite à ce que devait être ce merveilleux Versailles où s'entassaient, tant bien que mal, dix mille personnes pour qui le savon et l'éponge étaient accessoires insolites. Ainsi ces boiseries, si joliment fouillées, se patinaient au contact de mains malpropres dans ces boudoirs, qui semblent faits pour servir de temples aux amours, flottaient des odeurs suspectes ; les hôtes de ces pompeuses chambres, au sortir de leurs lits surmontés de dais à bouquets de plumes blanches, enfilaient tout droit leurs chausses et coiffaient leurs huileuses perruques. En fait de matériel de toilette, rien si ce n'est, sur quelque commode pansue, une de ces minuscules cuvettes, grandes comme un bol, et un de ces pots à l'eau de poupée, tels qu'en représentent certains tableaux de Boilly.
On trouve bien, çà et là, dans cet inextricable dédale, quelques salles de bains : Louis XV en possède une, charmante, encore aujourd'hui intacte, et sur laquelle les précieux travaux de M. de Nolhac nous ont complètement renseignés ; la Dauphine, Mme du Barry, la comtesse de Provence jouissent du même avantage, évidemment réservé aux raffinés, ou du moins aux très gros personnages ; mais les autres ? Et cela n'est encore qu'un des moindres inconvénients. Si les cabinets de bains ou de toilette sont objets de grand luxe, d'autres cabinets, non moins indispensables, sont tout à fait inconnus. Et alors… on a de grands parapluies de cuir qu'on ouvre pour traverser les cours et sous lesquels on se met à l'abri de ce qui tombe des fenêtres. Un jour, raconte La Morandière dans la Police des Mendiants (cité par Dussieux), un jour, on vida d'une fenêtre du second étage du Grand Commun « un pot d'excréments sur la chaise à porteurs de la Dauphine, qui éclaboussa ses aumôniers et sa suite et qui les contraignit à l'abandonner pour aller changer d'habits ».
La Morandière écrivait en 1764 ; le tableau qu'il trace de Versailles est celui d'une sentine. C'est, note-t-il, « le réceptacle de toutes les horreurs de l'humanité. Le parc, les jardins, le château même font soulever le cœur par leurs mauvaises odeurs. Les passages de communication, les cours, les bâtiments en ailes, les corridors sont remplis d'urines et de matières fécales ; au pied même de l'aile des ministres, un charcutier saigne et grille ses porcs tous les matins ; l'avenue de Saint-Cloud est couverte d'eaux croupissantes et de chats morts »
Il faut en passer, et non des moins typiques. Jusqu'à la porte même de la chambre du roi montait l'infection ; là, derrière un paravent, un gros suisse vivait, cuisinait son déjeuner, mangeait, dormait et… digérait. On défendait, il est vrai, de fumer dans la Grande Galerie, mais on y rencontrait des bestiaux ! Oui, les princes et princesses de la famille royale « et quelques autres aussi, par grâce » avaient le droit de faire venir jusqu'à leurs appartements des vaches, chèvres et ânesses, afin de boire du lait frais.
Malgré les consignes, chacun circulait dans le château à son bon plaisir ; les voleurs n'y manquaient pas. Un matin, on déroba à Louis XV son pot de chambre. Car le roi, en dépit de ses gentilshommes, de ses valets, de ses garçons, de ses feutiers1, de ses pages, de ses tapissiers, de ses « pousse-fauteuils », est mal servi et mal gardé. L'étiquette, il est vrai, l'enserre et le régit en tout ce qu'elle a prévu. S'il veut prendre un bouillon, c'est une affaire : la tasse royale arrive des cuisines, au loin, escortée par la force armée ; elle est déposée sur la table de marbre de la salle du conseil, gardée par le premier maître d'hôtel ; le premier échanson goûte le consommé ; le premier médecin de service en fait autant ; puis l'huissier annonce : “Le bouillon du roi !” ; la porte de la chambre s'ouvre, et en cortège tous ceux qui ont lès entrées suivent le précieux bol, que reçoivent le premier gentilhomme assisté d'un médecin ; alors seulement, le roi peut boire…
Mais pour tout ce que n'a pas réglé le cérémonial, le maître du monde vit comme un étudiant dans sa mansarde ; il allume lui-même son feu. Versailles était glacial au point que l'eau et le vin gelaient dans les verres sur la table royale. Louis XV avait si froid dans son lit que, bien avant qu'il fît jour, il se réfugiait dans son cabinet, échafaudait les bûches et soufflait sur les braises. « Lorsque je me lève, disait-il, avant qu'on soit entré, j'allume mon feu et je n'ai besoin d'appeler personne ; il faut laisser dormir ces pauvres gens, je les en empêche assez souvent. »
La reine, malgré les cinq cent soixante-douze serviteurs qui s'empressent autour d'elle, Dussieux les a comptés, a ce qu'on est convenu d'appeler « des ennuis de domestiques ». « Avant-hier, écrit le duc de Luynes, à la date du 15 juillet 1747, la reine, en sortant de table, et se promenant dans sa chambre, aperçut de la poussière sur la courte-pointe de son grand lit ; elle le fit dire à Mme de Luynes, qui envoya quérir le valet de chambre tapissier de la reine en quartier. Celui-ci… prétendit que cela ne regardait point les tapissiers, que ce sont bien eux qui font le lit de la reine, mais qu'ils ne doivent point toucher aux meubles, que c'est l'affaire des gens du garde-meuble. Suivant ce raisonnement, non seulement le lit de la reine, mais les sièges et canapés doivent être et sont en effet remplis de poussière, sans que ce soit la faute des valets de chambre tapissiers. »
Pour en revenir au vif du sujet, encore que le détail soit un peu délicat, parmi cette nuée de serviteurs inoccupés, il en était un dont l'emploi était singulier : c'était le porte-chaise d'affaires. Ce titre énigmatique désignait un fonctionnaire qui, chapeau bas, en habit de velours, l'épée au flanc, était, dit le comte d'Hézecques, « chargé de dissimuler ces dernières misères auxquelles la nature nous assujettit ». Le porte-chaise entrait au lever du roi, dès qu'on appelait la première entrée ; il passait alors dans la garde-robe, près du lit, pour voir s'il n'y avait rien, dans son petit mobilier, qui réclamât sa vigilance ou sa sollicitude. C'était là son seul service. La Faculté « était sa plus déplaisante ennemie et lui faisait passer parfois de mauvais quarts d'heure »2 ; il est vrai qu'il s'en trouvait bien dédommagé par les vingt mille livres que lui valait sa charge, sans compter qu'il pouvait signer du titre d' « officier du roi» et traiter ses amis avec de fort beau linge, dont, en admirant la finesse du tissu, on oubliait la destination première.
Cette charge existait déjà sous Louis XIV et date certainement de bien plus loin. En 1698, ceux qui possédaient cette dignité étaient le sieur Philippe Sennelier et Jean, son fils, en survivance ; et pour le second semestre, Charles Hallier, sieur des Châteaux, et François Cornu de Sainte-Marthe, son gendre, en survivance. Ils avaient alors 600 livres de gages et 200 livres de récompense ; mais ils n'avaient point bouche à la cour. En revanche, la vente des fameuses serviettes constituait un revenu sérieux. Le comte d'Hézecques n'a point donné les noms des deux porte-chaise d'affaires en exercice alors qu'il vivait à la cour, sous Louis XVI ; il se souvient seulement que l'un était un petit tailleur d'une figure burlesque : il avait acheté sa charge du produit d'un terne gagné à la loterie ; l'autre était un marchand de faïence de la rue du Vieux-Versailles.
Du moins, c'était là, de la propreté ; mais ailleurs ? Je ne sais où j'ai lu que vers 1830 Viollet-le-Duc, encore étudiant, visita un jour le château de Versailles en compagnie d'une vieille marquise qui avait connu la cour en ses beaux jours d'avant 89. La noble dame ne s'y retrouvait plus ; certes, elle reconnaissait bien les grands salons et les galeries d'apparat ; mais quand on pénétra dans les petits appartements, elle s'avoua perdue et désorientée. Ces enfilades de pièces démeublées et nettes ne lui rappelaient rien. Enfin l'on parvint à un endroit où un tuyau de décharge, crevé par la gelée, avait inondé le parquet d'immondices. L'infection était a faire reculer ; la vieille marquise poussa un cri de joie :
« Ah je m'y revois, dit-elle ; voilà le Versailles de mon temps. C'était partout comme
cela ! »
Malgré le goût de notre époque pour les reconstitutions exactes, celle-ci en est une qu'il ne faut pas tenter.
Le feutier était celui qui avait soin, chez le roi, d'entretenir le feu des appartements.
Il s’agit d’une référence aux médecins qui examinaient les selles du roi (et retardaient donc le travail du porte-chaise.