Episode 16 : "La sibylle de la rue de Tournon"
"A sept ans, elle prédisait l'avenir à ses compagnes de pension."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 16 : "La sibylle de la rue de Tournon"
(…) Ça lui était venu, alors qu'elle était enfant, au couvent des bénédictines d'Alençon, ville où elle était née. A sept ans, elle prédisait l'avenir à ses compagnes de pension. Des bénédictines, elle passa à la Visitation, se montra élève studieuse, d'esprit vif, d'imagination ardente - si ardente que placée en apprentissage chez une couturière de la ville, elle se sentit invinciblement attirée par le prestige de Paris. Elle y débarqua un beau jour, n'ayant pour tout bagage que sa robe et un chapeau pouf, et pour toute ressource qu'un écu de six livres. C'était deux ou trois ans avant 1789.
Anne-Marie Lenormand ne connaissait à Paris qu'une seule personne : son compatriote Hébert, le futur « Père Duchesne » de la Terreur. Il était gueux ; elle était misérable ; on a prétendu qu'elle fut sa maîtresse mais l'un des commensaux ordinaires de la cartomancienne, le professeur Cellier du Fayel, qui reçut d'elle bien des confidences, assure qu'elle vécut sans connaître l'amour et qu'elle mourut « dans toute sa pureté native ». Il laisse même entendre qu'elle était physiologiquement condamnée au célibat obligatoire : à l'en croire elle aurait été un phénomène. Nouvelle énigme ajoutée à tant d'autres.
En 1793, à vingt et un ans, la petite Lenormand vivait chez un gazetier, d'Amerval, auquel elle servait de secrétaire ou de lectrice - de domestique sans doute. D'Amerval, emprisonné, comme tout le monde, dès le printemps de cette année-là, resta durant onze mois dans une maison de détention. Anne-Marie, sans place, connut, dans l'hôtel garni où elle s'était logée, une tireuse de cartes, Mme Gibert, et un garçon boulanger nommé Flammermont. Il faut vivre ; tous trois unirent leur industrie : Flammermont « levait » les clients ; Mme Gibert consultait les tarots ; la Lenormand, transformée en jeune Américaine, lisait l'avenir dans « le livre du destin ». On était très superstitieux à l'époque de la Révolution, et l'association prospéra : en 1798, Mme Gibert se retira des affaires ; le fidèle Flammermont et Marie-Anne Lenormand en profitèrent pour s'installer au n° 5 de la rue de Tournon, dans un appartement au rez-de-chaussée sur la cour ; et c'est là que durant près de quarante ans, ils devaient rendre les oracles.
Les clients affluèrent ; quand, plus tard, elle se décida à écrire, Mlle Lenormand révéla que tous les personnages illustres de son temps avaient défilé devant son marc de café : elle avait vu à ses pieds Marat inquiet et Robespierre tremblant à l'aspect d'un neuf de pique, Danton, la Montansier, la duchesse de Grammont, la princesse de Lamballe, Camille Desmoulins, Barras, Mme Tallien, Talma et surtout Mme de Beauharnais, la future impératrice. Celle-ci, emprisonnée aux Carmes avec son mari, pendant la Terreur, aurait écrit à la devineresse pour connaître son sort : Mlle Lenormand répondit - c'est elle qui l'affirme - par ce simple billet : « Votre époux périra de mort violente ; vous lui survivrez ; un second hymen vous est annoncé avec un homme de guerre ; celui-ci doit faire l'admiration de la France, devenir le régulateur du monde entier ; vous êtes appelée aux plus hautes destinées… » C'était, on le voit, très net ; il est regrettable que cette prophétie, stupéfiante de clarté, n'ait été divulguée qu'en 1820, c'est-à-dire vingt-six ans trop tard pour qu'il soit permis de s'en étonner.
II n'en est pas moins que Joséphine de Beauharnais fut très vraisemblablement la cliente de Mlle Lenormand ; peut-être la consulta-t-elle une fois, par manière d'amusement, peut-être aussi, créole et superstitieuse, se laissa-t-elle quelque peu influencer par les prédictions de la pythonisse. Celle-ci exploita grandement l'imprudence de la souveraine : à l'entendre, elle régnait sur l'esprit de Sa Majesté rien ne se faisait, aux Tuileries ou à la Malmaison, sans qu'on eut, au préalable, pris conseil de sa science. Napoléon lui-même, dans les circonstances graves, demandait, tout soucieux « Que dit la sibylle de la rue de Tournon ? ̃» M. Alfred Marquiset, dans le récent volume qu'il consacre à la fameuse sorcière, remet les choses au point : armé de documents authentiques, il ose pénétrer dans l'inextricable fouillis de hâbleries et de mensonges dont Mlle Lenormand a rempli plus de dix in-octavo… tout s'écroule et il ne reste de ces extraordinaires écrits que des prédictions très frappantes mais bien postérieures aux événements, ou des racontars absurdes que les plus naïfs n'ont jamais pu prendre au sérieux. (La célèbre Mlle Lenormand, par Alfred Marquiset, 1 vol. in-12 orné de 2 planches.)
Voici par exemple - et celui-ci permettra de juger le reste - le récit qu'elle trace de son emprisonnement en 1809. Nous résumons. L'empereur s'inquiète des bruits malveillants sortis de l'officine de la rue de Tournon ; il décrète l'arrestation de la prophétesse ; elle est conduite, sous bonne escorte, à la préfecture. Deux des plus habiles policiers de l'époque, Vautour (?) et l'inspecteur Veyrat, sont chargés de sa garde ; mais elle se joue des surveillances. Dans son cachot, son valet de chambre lui apporte son dîner : un perdreau rôti contient une lettre de l'impératrice Joséphine. Elle occupe les loisirs de sa prison à réaliser ses expériences augurales, à se faire peindre, à recevoir les plus illustres visiteurs. Enfin l'inspecteur Veyrat vient, une dernière fois, la conjurer de prêter son concours à l'empereur ; mais elle se refuse à « transiger avec l'honneur », et aussitôt, saisissant son talisman, elle prononce le nom d'Ariel ; et voici qu'un génie obéissant surgit, sous la forme d'un petit vieillard coiffé d'un gigantesque chapeau et muni d'une baguette noire dont il se sert pour « tracer un cercle embrassant les contours du chef-lieu ». Les gens présents regardent, effrayés ; mais la magicienne les rassure : le génie les touche de sa baguette ; tous s'écrient Agamus gratias ! Et Mlle Lenormand sort, triomphante et sereine, pour gagner son trépied de la rue de Tournon.
Voici comment les choses s'y passent, d'habitude. On entre ; le salon où vous introduit Flammermont, l'ancien boulanger, affublé d'un habit noir, est modeste. La voyante ne paye que 900 francs de loyer. Plusieurs personnes attendent et sont appelées l'une après l'autre ; chacune pénètre à son tour dans l'antre de la sorcière ; elle est assise à sa table, dévisage le client sans mot dire. Qu'on se figure une vilaine petite femme, obèse et vulgaire, vêtue d’une robe en velours foncé avec des crevés aux manches et au corsage. Sur sa grosse tête enfoncée dans les épaules est une sorte de turban de velours, laissant passer une perruque de soie blonde, tire-bouchonnée à la Titus ; derrière le cou batifolent de grosses mèches grises. C'est pénible et grotesque.
Le cérémonial est invariable : elle pose à l'adepte huit questions : « Quel est le mois et le quantième de votre naissance ? - Quel est votre âge ? - Quelles sont les premières lettres de votre nom et du lieu de votre domicile ? - Quel animal aimez-vous le mieux ? - Celui pour lequel vous éprouvez le plus d'aversion ? - Quelle est votre fleur préférée ? » Puis elle se recueille et vaticine brièvement : c'est dix francs. Le visiteur a tout le temps, cependant, d'examiner l'endroit : aux murs sont des tableaux ; le portrait de Louis XVIII d'abord - on est, bien entendu, sous la Restauration - et des toiles représentant un sphinx, Mercure, une dame posant l'index sur un neuf de carreau en regardant un jeune officier debout devant elle : c'est la prophétesse annonçant à La Bédoyère1 son arrestation. Sur un guéridon, un livre et une sphère ; plus loin, le buste de la pythonisse, en plâtre, avec cette inscription en vers signés d'un poète inconnu, Achille Léonnar : « quand, près d'elle, de Delphe, on cherche une prêtresse, on entend toujours la voix de la sagesse ».
Comme matériel d'incantation : les cartes, le blanc d'oeuf, le marc de café, le plomb fondu, la baguette divinatrice, le miroir ardent de Luc Gauric (?), les trente-trois bâtons grecs et la cabale de Zoroastre.
Au bénéfice de ces séances particulières s'ajoute celui, plus aléatoire, de la vente des livres qu’écrit la sibylle, toujours à court d'argent, quoiqu'on assure qu'elle en gagne beaucoup. Ses premiers volumes avaient suscité une certaine curiosité, bientôt transformée en fou rire ; on savait qu'elle avait vu beaucoup de choses et connu beaucoup de gens ; on imaginait que ses souvenirs présenteraient quelque intérêt. Quand on constata qu'elle se contentait de prophétiser en 1816 la chute de Napoléon, en 1821 la naissance du duc de Bordeaux, en 1831 la révolution de Juillet, les volumes, tirés à grand nombre, s'entassèrent chez l'éditeur. Elle s'entêta.
Atteinte d'une sorte de mégalomanie, elle entreprit la publication d'un Album historique en quatre-vingt-cinq volumes et offert aux souscripteurs pour 975 francs. Les libraires montraient peu de confiance et l'impression de l’Album traîna. C'est en suivant ce dernier rêve que Mlle Lenormand mourut, le 25 juin 1843. Elle était âgée de soixante et onze ans. Longtemps auparavant elle avait prédit et imprimé - l'imprudente ! - qu'elle vivrait 123 ans. On découvrit dans ses papiers, après sa mort, quelques prophéties inédites et à longue échéance : l'une d'elle annonçait qu'en 1899 se produirait un événement étrange : tous les hommes blancs deviendraient noirs (…).
Charles Angélique François Huchet, chevalier puis comte de La Bédoyère (1786-1815), militaire français, fusillé pour son ralliement à Napoléon Ier pendant les Cent-Jours.