Episode 14 : "La fin d'un proconsul"
"Dans toutes les villes qu'il traverse, l'échafaud se dresse et les fusilleurs font rage."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 14 : "La fin d’un proconsul"
Fils de modestes laboureurs, il était petit clerc chez un huissier de Valognes, et ayant épousé là une pauvre fille de la campagne, il s'établit agent d'affaires. Son cabinet bientôt prospéra.
Jean-Baptiste Le Carpentier - ainsi s’appelait cet humble procédurier normand - était intelligent, tenace, beau parleur et savait attirer les clients. Il y à des gens à qui l'aplomb tient lieu de savoir. Sans aucune étude de droit, il était devenu homme de loi. Quand éclata la Révolution, il fut promu officier bien qu'il n'eût jamais été soldat et ses concitoyens, confiants en ses talents, l'élurent chef de la garde nationale. De nombreux discours, l'appui d'une société populaire qu'il avait fondée, une guerre acharnée aux moines et aux prêtres achevèrent sa fortune. En 1792, Le Carpentier était nommé député à la Convention nationale. Il partit aussitôt pour Paris, emmenant sa femme, paysanne effarée, et deux enfants : Virginie, qui avait deux ans, et Augustin encore au maillot.
Dans la tumultueuse Assemblée il fallait se distinguer, et ce n'était pas commode ; tant de noms déjà illustres, tant de talents absorbaient l'attention. Quel moyen de se faire remarquer ? Le plus simple : il prit place parmi les avancés, entre Robespierre et Marat, et, petit robin provincial, il tâcha de se muer en énergumène. A son vote implacable, lors du jugement de Louis XVI, il adjoignit l'espoir « qu'Antoinette, la digne compagne du tyran, recevrait aussi la punition qui lui était due », ce qui, en janvier 1793, fut jugé une surenchère un peu trop hâtive. Ce vœu, pourtant, lui fit des amis et lorsque, trois mois plus tard, la Convention expédia dans les départements des missionnaires chargés de porter la terreur « chez tous les suppôts de la tyrannie », elle désigna, pour la Basse-Normandie, Bourdon de l'Oise et Le Carpentier.
Ses deux expéditions demeurèrent fameuses et les souvenirs en sont encore vivants dans le pays. L'ancien huissier voulut, à ses compatriotes, se montrer dans toute sa gloire ; son entrée à Valognes fut triomphale. Loin sur la route les patriotes s'avancèrent à sa rencontre ; il parut dans une berline attelée de quatre chevaux ; il y trônait, imposant et sévère, ayant à ses côtés la citoyenne son épouse, rouge de joie et d'orgueil. Dès l'entrée de la ville on entendit la femme Le Carpentier, singeant les reines de jadis, ordonner à haute voix de modérer l'attelage et de baisser les glaces de la voiture, « afin que son peuple la puisse voir tout à son aise et qu'elle-même vît bien son peuple ». Et avec des gestes de souveraine, elle envoyait de la main des saluts protecteurs à la foule ébahie rangée sur son passage. Salves d'artillerie, couronnes de laurier déposées sur sa tête par de jeunes citoyennes, cortèges d'enfants, discours enflammés, escorte de cavaliers galopant aux portières, tel sera désormais l'attirail ordinaire de Le Carpentier, promenant sa vanité rayonnante dans le pays où tout le monde l'a connu saute-ruisseau. Quelle revanche !
Dans toutes les villes qu'il traverse, l'échafaud se dresse et les fusilleurs font rage ; chaque jour il expédie aux tribunaux révolutionnaires une fournée de suspects. Suspects de quoi? « Un geste, un seul geste me suffit», proclame le pro-consul. Une comtesse est guillotinée pour le crime « d'avoir dans le caractère quelque chose de hautain et d'impérieux qui déplaît aux patriotes égalitaires ». Il rêve de massacres systématiques : « Cent cinquante ou deux cents citoyens suffiront à repeupler Valognes. » Si quelque mère ou quelque épouse se hasarde à l’implorer pour un détenu, il n'écoute pas. « Qu'on m'ôte cette femme », dit-il superbement. Des chiens sont dressés à la chasse aux rebelles ; les prisons regorgent ; la place fait défaut au Mont-Saint-Michel où trois cents prêtres sont détenus, affamés, manquant de pain. Lui, mène une existence de « satrape ». Quand son arrivée est annoncée dans une ville, tous les habitants, par ordre, même les vieillards et les infirmes, doivent venir au-devant de lui et l'acclamer. A Coutances, il fait son entrée aux flambeaux ; cinq grandes voitures et cinquante-quatre cavaliers forment son cortège ; il traîne à sa suite une troupe de musiciens et de femmes, parmi lesquelles sa favorite, qu'on appelle la grande-prêtresse et qui n'est plus la citoyenne Le Carpentier, laissée à Granville.
A Valognes, sa bonne ville, celle où il se montre de préférence, car c'est de là qu'il est parti pauvre et aigri, les rues, lors de sa seconde visite, sont décorées de guirlandes et d'arbres verts, comme pour les Fête-Dieu d'autrefois. A tous les coins de rues des couronnes de feuillage descendent sur son front ; sa maison ressemble à un reposoir. Car maintenant la peur qu'il inspire est telle qu'on rend au représentant les honneurs divins. Même on l'encense dans les cérémonies publiques. Il se loge dans les plus belles demeures, dont on emprisonne les propriétaires pour lui laisser la place libre et c'est, tard dans la nuit, de longs festins qu'égayent de leur présence des femmes demi-nues et où l'on vide deux tonnes de cidre et deux cents bouteilles de vins réquisitionnées. L'orgie sanglante dura près d'un an. Rappelé à la Convention après le 9 thermidor, Le Carpentier y reparut arrogant ; à l'entendre, c'était grâce à son énergie que les Anglais avaient renoncé à s'emparer des ports de Granville et de Saint-Malo. Mais du pays qu'il avait terrorisé, une grande plainte s'élevait contre le bourreau de la Manche ; l'Assemblée tout entière le renia ; il n'y trouva personne pour plaider sa cause. Décrété d'accusation, il fut arrêté en prairial an III et conduit au château du Taureau, vieux et sinistre fort, isolé dans la mer, à l'embouchure de la rivière de Morlaix. Il fut écroué là après huit jours de route, sous les huées et les malédictions, et mis au secret le plus absolu.
Le mystère d'une telle existence est insondable. Doit-on croire que la vanité humaine a de ces retours ou que l'investiture subite du pouvoir souverain est, pour certains cerveaux, une cause de démence ? Peut-être. Comme Lebon1, comme Carrier2, Le Carpentier était revenu de sa mission fourbu, nerveux, malade, en proie à une surexcitation voisine de la folie. M. le vicomte de Brachet, qui vient de consacrer à cet énigmatique personnage une très curieuse et très complète étude, cite de lui des traits de cruauté froide et d'orgueil extravagant qui per- mettent l'excuse du trouble mental. (Le conventionnel J.-B. Le Carpentier, 1759-1829, par M. le vicomte de Brachet, président de la Société d'études historiques « le Pays de Granville ».)
Que devint l'homme dans sa prison ? Réduit au dénuement le plus complet, à peine nourri, ses gardiens le voyaient, sur la plate-forme de la forteresse, occupé pendant le jour à ravauder ses vêtements. On le transféra au château de Brest, puis vint l'amnistie générale et Le Carpentier fut mis en liberté.
Où aller ? Il pensa qu'il avait eu à Valognes bien des amis dont peut-être il n'était pas oublié : il reprit donc le chemin de son pays natal, seul, à pied, misérablement vêtu, honteux, se cachant par crainte des invectives ou des sarcasmes. Quand il approcha de sa ville, personne, cette fois, ne vint à sa rencontre. Aucun tambour ne battit aux champs ; les rues n'étaient point illuminées ni tendues de guirlandes - comme au bon temps. Il rouvrit son petit cabinet d'affaires ; mais les clients étaient rares. On s'attroupait devant sa maison, on le montrait comme un épouvantail, on le huait. Les soldats durent le protéger. Les autorités le surveillaient d'ailleurs ; ses moindres démarches étaient épiées. Lui, cherchait à se faire oublier ; les années passèrent. Sa femme était venue le rejoindre, et trois nouveaux enfants naquirent du ménage. Il fallait vivre. Il tenta de se faire inscrire au tableau des avocats de Valognes mais il eut la honte d'en être presque aussitôt rayé pour friponnerie. Son fils aîné, Augustin, servait dans la garde du premier consul ; lui-même, dit-on, l'ancien représentant du peuple, demanda d'être admis dans la police impériale. La police ne voulut pas de lui. Aux Cent Jours, espérant se pousser, il fit publiquement acte d'adhésion à l'empire ; mais l'empire fut de courte durée. Dès le second retour des Bourbons, les ci-devant régicides furent condamnés à sortir de France, et Le Carpentier dut s'exiler.
Son projet était de se retirer en Angleterre ; mais le navire qui le portait dut relâcher à Guernesey. Là encore, dès que son arrivée fut connue, des cris, des huées accueillirent le bourreau de la Manche ; il fallut qu'un détachement de soldats le tirât de la bousculade et le conduisit chez le gouverneur de l'île, qui le fit mettre en prison. Le Carpentier pensa à se réfugier aux Etats-Unis ; mais le souvenir de son proconsulat l'y suivrait , nulle part, sur la terre immense, il ne pourra désormais trouver un asile, et il résolut de rentrer en France, où, du moins, il saurait se cacher.
Il débarqua d'un bateau de charbon, a Diélette, le 11 mars 1816. Les gendarmes remarquèrent cet homme dépenaillé, « très maigre, ayant mauvaise mine », et le questionnèrent. Il déclara un faux nom, montra quelques papiers illisibles ; on l'enferma au violon. Il s'échappa dans la nuit par la fenêtre, et alors seulement on apprit que ce misérable vagabond était l'ancien proconsul.
Il fut traqué dans tout le pays - sans résultat. Quinze jours plus tard seulement, sa présence fut signalée dans une ferme « du côté de Malendé ». Huit gendarmes de la marine et quarante soldats se mirent en chasse, ne découvrirent rien. Des paysans déclarèrent qu'on avait aperçu le Caïn moderne, mendiant son pain, du côté de Vauville ; ils décrivaient ainsi son costume : « Chapeau rond, veste bleue, pantalon de même couleur, guêtres et souliers ordinaires, un bissac sur le dos, et dedans, la quantité d'une tourte de pain.» Tel était l'équipage de l'homme qui vingt ans auparavant parcourait ces mêmes routes en triomphateur, escorté de musiciens et de courtisanes, au son des salves et des fanfares.
Pendant trois ans il demeura introuvable. On pense qu'il vivait dans les bois, n'en sortant que la nuit, nourri par quelque ancien ami resté fidèle. Enfin, à bout de forces, au commencement de l'hiver de 1819, il dut chercher un asile plus confortable et se relâcha de sa prudence. Il fut pris, couché dans un four, au village de Theurteville, près de Cherbourg. Devant la cour d'assises où il comparut, aucun avocat ne consentit à présenter sa défense. Il dut lui-même plaider sa cause, fut condamné à la détention perpétuelle et conduit au Mont-Saint-Michel. M. de Brachet n'abandonne pas là l'extraordinaire personnage ; il le suit pas à pas jusqu'à la dernière étape. D'abord, parmi les autres détenus, l'ex-membre de la Convention se montra hautain et indocile ; du haut de sa prison, battue par les vents du large, ses regards découvraient cette terre de Normandie et de Bretagne sur laquelle il avait régné en maître. Mais bientôt il renonça à la lutte ; tant de malheurs l'avaient accablé, succédant à quelques mois d'orgueilleuse folie, qu'il comprit et s'inclina. Sa femme avait disparu ; ses fils étaient dispersés ; sa fille, - elle était née en même temps que sa gloire, - sa fille devint folle ; dans son délire, elle vantait la haute situation que ses parents avaient jadis occupée ; elle ornait son bonnet d'une cocarde, se couvrait de chapelets, se déclarait assez puissante pour faire nommer un président de la République… à son choix. On enferma la malheureuse dans une maison d’aliénés.
Le Carpentier, dans sa prison, chantait des chansons royalistes ; sa conduite était exemplaire ; il tenait école pour les gamins du Mont. C'était un vieillard humble et pieux qui se plaisait à faire réciter à ses élèves le catéchisme. Tous les matins il servait la messe à l'aumônier, s'acquittant avec ferveur de ses fonctions d'enfant de choeur. Un jour de chaque année, pourtant, un jour seulement, il ne paraissait pas à la chapelle : c'était le 21 janvier, anniversaire de la mort de Louis XVI. Il se confinait dans sa cellule, seul avec ses pensées, et quand la date fatale était passée, il revenait à ses exercices ordinaires de piété. Il mourut en chrétien le 27 janvier 1829.
Joseph Le Bon, né en 1765, mort guillotiné le 16 octobre 1795, révolutionnaire, maître d’oeuvre de la Terreur en 1794 dans le département du Pas-de-Calais.
Jean-Baptiste Carrier, né en 1756, mort guillotiné le 16 décembre 1794, révolutionnaire dont le nom reste associé aux massacres, fusillades et noyades de Nantes qu'il ordonna entre décembre 1793 et février 1794.