Episode 12 : "La folie de Junot"
"Dès son élévation au gouvernement de Paris, Junot se montra excentrique."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 12 : "La folie de Junot"
Naître de paysans pauvres1, être commis au district d'une petite ville, bien résolu à passer la vie dans un bureau, s'engager sans grand enthousiasme dans un bataillon de volontaires, et douze ans plus tard se voir gouverneur de Paris, grand-officier de l'Empire, grand-aigle de la Légion d'honneur et dépenser par an un million et demi, il y a peut-être là de quoi perdre la tête.
Ce qui surprend, c'est que de tant d'hommes emportés par le prodigieux tourbillon de notre épopée, si peu furent pris de vertige. Ils étaient partis de la chaumière paternelle les pieds nus, le sac au dos, et sans avoir eu le temps de se reconnaître, car l'existence était turbulente, ils se retrouvaient comtes, princes, rois même, riches, chamarrés d'or, installés en maîtres dans les plus somptueux palais de l'Europe. Les fanfares sonnaient lorsqu'ils passaient ; ils avaient contribué à renverser tout ce que depuis des siècles le vieux monde tenait en vénération ; ils avaient dépossédé les rois et houspillé le pape ; jamais romans de chevalerie, jamais contes des mille et une nuits n'égalèrent leurs aventures ; s'ils avaient pris le temps de réfléchir, ils eussent été eux-mêmes incrédules à leur propre histoire ; et tout cela, tant ils vivaient dans l'invraisemblable, leur semblait logique et normal : ils ne s'étonnaient même pas. C'étaient des gaillards bien équilibrés, dont le cerveau était à l'épreuve et dont les nerfs étaient solides. Le pauvre Junot fut une exception.
M. A. Chuquet, avec la magistrale précision qui est sa manière, étudie en quelques pages les causes de la folie qui frappa le compagnon longtemps préféré de Napoléon. L'ancien commis au district de Semur-en-Auxois, engagé au ler bataillon de la Côte-d'Or, avait été dès sa première campagne frappé d'une balle à la tête ; quatre ans plus tard, nouvelle blessure sur le haut du crâne ; en 1811, au cours de la campagne d'Espagne, une balle encore le toucha, très légèrement, à la naissance du nez (…). Ce sont les causes physiques. Il y en eut d'autres. Dès son élévation au gouvernement de Paris, Junot se montra excentrique. II allait jouer au billard dans un café des Champs-Elysées ; il se chamaillait avec les garçons, qui un soir le rossèrent. Sa vanité et sa jactance prêtaient à rire. Napoléon l'appelait ironiquement Monsieur le marquis. Créé duc d'Abrantès, du nom d'une petite ville de Portugal dont il avait commandé l'assaut, il se croyait noble à dix quartiers, et parlait des d'Abrantès comme d'une vieille lignée de gentilshommes. Très beau cavalier, très fat, il vivait en grand seigneur ; son hôtel était aussi luxueusement meublé que les Tuileries. Il jouait, donnait des fêtes, se pavanait insolemment, et il se mettait à pleurer comme un enfant à l'idée seule que l'empereur pourrait se détacher de lui. De fait, il poussait jusqu'au fanatisme son dévouement au maître, qui cependant ne lui ménagea point les admonestations. Les prodigalités de Junot, ses imprudences, ses airs arrogants, sa liaison avec Caroline Murat, tout blessait l'empereur. Il lui retira le titre de premier aide de camp, l'expédia en Espagne, le mit sous les ordres de Lannes ; et Junot, qui s'était cru sur le point d'être nommé roi, comme tant d'autres, et de ceindre la couronne de Portugal, obéissait, le cœur déchiré, aigri, s'acheminant lentement vers le désespoir.
Au cours de la campagne de Russie, déjà il était méconnaissable. Cet homme, naguère superbe, étincelant, admiré pour sa tenue et sa prestance, était devenu lourd et gros. Il passait, le dos voûté, couvert d'une mauvaise redingote ; ses traits étaient épaissis, il avait l'air hébété. Ses hésitations faillirent compromettre le succès de la marche sur Moscou, et l'empereur, en février 1813, accordait en manière de retraite à son ancien compagnon du siège de Toulon le gouvernement des provinces illyriennes. (La Folie de Junot, documents inédits, par Arthur Chuquet, de l'Institut. La Revue du 15 août 1909.)
Junot s'établit à Trieste. Peu de jours après son arrivée, il fut frappé d'une attaque. Il se remit pourtant, mais devenait de plus en plus impatient et irritable. Suivi de deux secrétaires et de plusieurs laquais, il alla un jour assommer à coups de bâton un avocat de la ville qu'il avait fait mettre au cachot parce que ce pauvre homme refusait de payer à la femme dont il vivait séparé la pension à laquelle les tribunaux l'avaient astreint. Quelques semaines plus tard, comme Junot reçoit à Goritz, il commande au sortir de table sa voiture, se met sur le siège, un fouet à la main, lance l'attelage à travers la ville, appelant les dames, les poursuivant, leur offrant une place dans son carrosse ; et comme toutes se sauvent, prises de peur, il revient à son palais, bousculant, fouettant son postillon, les chasseurs de son escorte et les soldats croates qui se trouvent sur son passage. Tous ses serviteurs ont disparu sauf un seul, et Junot en profite pour s'attabler jusqu'à quatre heures du matin.
Deux jours plus tard, nouvel accès. Dans un cabaret de faubourg où sa démence l'a conduit, il fait dresser une table de douze couverts ; il a froid : il commande qu'on lui enveloppe les jambes de paille et de foin ; il ôte son habit et ses bottes, parle de ses exploits, de ses chevaux, de sa beauté physique ; il se met à chanter. Puis il fait venir le lieutenant de la gendarmerie, ordonne de les arrêter tous partout où on les trouvera. Le lieutenant fit mine d'obéir ; mais de ce jour la folie du gouverneur ne fut plus à Trieste pour personne un mystère.
La crise suprême eut lieu le 8 juillet 1813, sur le chemin de Venise, où Junot se rendait. A l'amiral anglais dont l'escadre croisait dans l'Adriatique, il écrivit une lettre incohérente et amicale, lui annonçant son désir de la paix et la conception d'un grand projet qui doit étonner le monde. Ce grand, cet immense projet, il l'exposa au prince Eugène, alors encore vice-roi d'Italie. Rêve de fou ? Oui, certes ; mais quoi donc distinguait alors un rêve de fou d'une conception politique ? Le génie de Napoléon n'avait-il pas conçu d'aussi fantastiques imaginations qui s'étaient cependant réalisées ? Le monde n'avait-il point, depuis dix ans, été reparti et façonné, au gré du grand empereur, de façon aussi capricieuse ? Qu'on en juge : « Je vous fais de mon autorité privée, écrivait Junot au prince Eugène, roi depuis l'Adige jusqu'à Cattaro. Je vous donne tout ce que les Turcs possèdent en Bosnie, en… en… jusqu'au Bosphore de Thrace. Je vous donne une île dans l'Adriatique, une dans la mer Noire, une dans la mer Rouge, une dans la Méditerranée, une dans l'Océan, une dans l'Inde. Seize portions des mines d'or, d'argent et de diamant sont distribuées de la manière suivante : à S. M. le grand Napoléon, quatre, - à S. A. I. le vice-roi, que je fais empereur ou comme Napoléon voudra, deux, - au prince de Neufchâtel que je fais empereur d'Autriche, une demi, - aux rois de la Confédération que Napoléon fera, comme il voudra, empereur d'Espagne ou roi, au roi de Naples, au roi de Hollande, au roi de Westphalie, au roi (sic) et à tous les rois que l'empereur fera encore, quatre, - aux Anglais, une demi, et à moi une demi, pour gouverner le Brésil, le Portugal, la moitié de l'Amérique septentrionale dont les Anglais auront l'autre moitié, les îles de la mer du Sud, les grandes Indes et la Chine, si l'empereur le veut. Nous nous emparerons de tout et nous nous ferons couronner, au milieu de dix millions de soldats, tous amis, au milieu de Pékin, et dans dix ans, tout cela sera exécuté. Je vous dirai tous les détails des détails de vive voix. »
Après ce qu'on avait vu, ce projet insensé pouvait passer pour une satire. Qui sait si Napoléon n'avait pas rêvé tout cela ? Et M. Chuquet n'est pas loin de voir dans l'incohérence de Junot un tardif écho de ses conversations avec Bonaparte au temps de l'Egypte et de la Syrie. Au vrai, il n'était plus temps de s'illusionner : le gouverneur des provinces illyriennes était atteint de la folie des grandeurs. Confié aux soins d'un officier et de trois gendarmes, il fut ramené incognito en sept jours, à grands renforts de relais, jusqu'à Montbard, où le 22 juillet 1813, il était consigné chez son père. Sept jours plus tard, il mourait. On dit qu'à son dernier jour, le pauvre Junot, qui s'était cru roi de la moitié du mande, eut quelques heures de lucidité ; ses yeux étonnés retrouvèrent la pauvre chambre où il avait vécu enfant. Peut-être crut-il qu'il s'éveillait d'un songe et ne sut-il pas discerner ce qu'il avait rêvé de ce qu'il avait vécu, tant ces deux parts de son existence se confondaient dans l'invraisemblance.
Junot est en réalité issu d’une famille de la petite bourgeoisie rurale, son père est fermier du comte de Buffon, à Montbard.