Episode 10 : "Sire"
"Treize ans ! l'âge qu'aurait eu le fils de Louis XVI ; à n'en pas douter, c'était lui."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 10 : “Sire”
La voiture publique, qui en 1798 faisait le service entre Paris et Strasbourg arriva, le 24 mai de cette année-là, devant la poste de Châlons-sur-Marne, pour relayer. Un enfant de douze à treize ans, qui voyageait seul, commanda qu'on lui servît à dîner pendant qu'on changeait les chevaux ; puis, le départ annoncé, il reprit sa place dans la diligence qui poursuivit sa route.
A une lieue de là, l'enfant fit arrêter la voiture et demanda à descendre un instant. C'était la coutume alors, entre compagnons de route, de montrer, pour ce genre de requêtes, une indulgence que chacun, au cours d'un long trajet, était sujet à réclamer. Le gamin sauta donc lestement sur le grand chemin et disparut derrière une haie. Après quelques instants, les postillons, voyant qu'il s'attardait, le hélèrent. Comme rien ne répondait, l'un d'eux mit pied à terre et explora les buissons. Personne. Les voyageurs étonnés se joignirent à lui ; on chercha le gamin dans les fossés, sous les broussailles ; on cria, on l'appela. Rien encore. Quand il fut manifeste qu'il avait disparu, il fallut bien remonter en voiture, et sans lui, continuer la route. La diligence s'éloigna dans la direction de Saint-Didier.
Le petit vagabond s'était enfui, en effet. A la faveur des haies qui coupaient la plaine, il avait couru tant qu'il avait de forces et s'était dissimulé dans un fossé. Quand la voiture fut loin, il émergea de sa cachette et marcha vers un village qu'il apercevait : c'était Mairy-sur-Marne. A un paysan rencontré dans un champ, il confia qu'il était sans argent et sans gîte, et comme ce brave homme lui proposait de venir à sa ferme, où l'enfant partagerait le lit du domestique, le fugitif répliqua d'un ton hautain qu'il n'était pas fait pour subir la promiscuité d'un valet. Sur quoi, le villageois, le croyant fou, ailla conter sa rencontre au juge de paix de Cernon ; le garde champêtre fut lancé aux trousses de l'enfant, qui ce soir-là coucha au violon. Comme il refusa de répondre aux questions qui lui furent posées, il fut expédié à Châlons et écroué à la prison de la ville.
C'était un bel enfant, aux cheveux blonds, aux traits fins ; il était vêtu d'une chemise de mousseline, d'une carmagnole et d'un pantalon de coutil rayé. Ses allures et sa conversation décelaient une grande distinction et une éducation plus qu'ordinaire. Il se disait âgé de treize ans, et son extérieur n'en annonçait pas davantage. Indication à retenir. Tel est le signalement que les magistrats de Châlons firent insérer, sous forme de note, dans les principaux journaux de la région ; mais nul ne se présenta pour réclamer le prisonnier. Il déclarait s'appeler, de ses prénoms, Louis-Antoine-Frédéric-Joseph; c'étaient, on le remarqua, ceux du ci-devant roi, de la ci-devant reine, du feu roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche. Quant au nom de famille dont il s'affublait, de Longueville, il était aisé de comprendre que c'était là un pseudonyme destiné à dissimuler sa véritable personnalité.
Louis, d'ailleurs, était charmant. Il eut bien vite conquis la femme du geôlier, le geôlier lui-même, les familiers de la prison, et par contagion, toutes les dames de la ville. Il vit sa cellule transformée en un appartement élégant : on la tendit de tapisseries ; on la meubla de fauteuils moelleux ; les draps de son lit étaient renouvelés chaque jour, et les plats qu'on lui servait étaient mijotés par les plus fins cordons-bleus de Châlons. On le laissait sortir à volonté ; il se promenait au Jard, vêtu « en demoiselle », et il recevait là les révérences de ses courtisans. Car le bruit s'était bientôt répandu que l'enfant n'était pas ce qu'il prétendait être. Treize ans ! l'âge qu'aurait eu le fils de Louis XVI ; des cheveux blonds ! Les cheveux du petit Capet ! Des traits angéliques, de belles manières, un air superbe, un ton de commandement. A n'en pas douter, c'était LUI. Et si fort était ancrée dans tous les esprits, à cette époque, la conviction que le dauphin s'était évadé du Temple, que le bruit de sa présence à la prison de Châlons se propagea dans toute la ville et dans les campagnes environnantes. Lui, du reste, n'affirmait rien, ne démentait personne. Il acceptait les hommages et se contentait de dire, quand on le pressait de révéler son auguste naissance et de décliner son véritable nom : « On le cherche assez ! On ne le saura que trop tôt ! » Il jouait admirablement son rôle. Le jour de la Toussaint, par exemple, il invita ses fidèles à prier pour son père qui avait péri sur l’échafaud révolutionnaire; et on le vit, ce jour-là, sangloter, au rappel du passé.
On en était là du mystère quand parvint à Châlons - on ne sait trop par quelle voie - une lettre d'un tailleur de Saint-Lô, dans la Manche ; cet homme, nommé Hervagault, dit la Jeunesse, réclamait le prisonnier de Châlons comme étant son fils, né en 1781, garçon indiscipliné, qui s'était bien des fois enfui du domicile paternel. Ce fut d'abord une désillusion profonde ; puis on réfléchit : comment cet enfant a-t-il pu, durant tant de mois, soutenir un personnage aussi difficile ? On est rarement capable, à cet âge, de tant de dissimulation et de ténacité. Et puis, la réclamation inattendue du tailleur de Saint-Lô était fort suspecte, même aux moins crédules. Le ministre de la police, à qui elle fut transmise, reconnaissait qu'elle n'offrait pas de garanties suffisantes. Pourtant, comme il fallait en finir, le tribunal de Châlons ordonna que le petit Hervagault, ou soi-disant tel, serait conduit de brigade en brigade jusqu'à Saint-Lô. De là, dûment reconnu par son père, il fut ramené à Châlons, et condamné pour escroquerie à un mois de prison. La peine subie, on le renvoya sous bonne garde à ses parents. Telle est, résumée à grands traits, l'histoire que contait, il y a quelque dix ans, en une intéressante brochure, d'après les documents conservés aux archives de la Marne, M. Gustave Laurent. (Un faux Dauphin. J.-M. Hervagault. Châlons-sur-Marne, 1899.)
(…) [Mais] les initiés de Châlons ne voulaient pas être détrompés. (…) Celle de ces opiniâtres royalistes qui fut la providence d'Hervagault s'appelait Pierrette Julien : ce n'était pas une noble dame, mais une simple marchande de meubles, divorcée d'un perruquier, courte, ronde, lourde, énorme, avec des yeux gris, des cheveux roux, le nez large et le visage grêlé. Elle avait quarante-cinq ans en 1799. Comment parvint-elle, en dépit de la difficulté des communications, à se tenir au courant des agissements de son dauphin en Normandie ? On ne le sait pas. Elle apprit cependant qu'il s'était refusé à rentrer chez son père ; que celui-ci semblait n'avoir, sur ce gamin indocile, qu'une autorité de commande : il lui parlait avec une sorte de déférence. Le petit Hervagault, toujours friand d'aventures, fit là-bas de nouvelles dupes, et les juges de Vire le condamnèrent, en août 1799, à deux ans de prison. Pierrette Julien ne l'abandonna pas ; elle lui écrivait, lui envoyait de l'argent et des vivres. Quand approcha le terme de la détention, elle entreprit le voyage de Vire pour le saluer à sa sortie de prison et le ramener en Champagne.
C'est à Vitry-le-François qu'elle lui avait ménagé un asile, chez M. Jacobé de Rambécourt, le plus autorisé représentant de la noblesse du pays. Là, un « somptueux logement » attendait Hervagault ; il y fut reçu avec tous les honneurs dus à son illustre naissance. M. de Rambécourt s'institua son valet de chambre ; il l'accompagnait dans ses promenades et veillait sur lui dévotement. Et comme la fraîche et jolie figure du prince lui donnait grande ressemblance avec « une demoiselle déguisée », ceux qui n'étaient pas dans le secret s'étonnèrent, et la haute réputation de M. de Rambécourt subit quelque atteinte. Mais bientôt toute la ville fut dans la confidence. Le 7 fructidor an IX, correspondant au 25 août, fête de Saint-Louis, on renouvela, pour Hervagault, le traditionnel baisemains de Versailles. Les personnes les plus considérables du pays venaient en foule saluer le petit roi et s'honoraient de te servir ; un évêque s'occupait à l'instruire ; il avait une cour ; on admirait ses mots ; on l'acclamait. Lui subissait ces hommages avec une rudesse toute bourbonienne ; il se faisait idole complaisante, disait des vers, signait des albums, jouait de la harpe et montrait d'ailleurs sur le chapitre de l'argent un désintéressement princier. L'engouement était si grand que l'écho en parvint, par l'intermédiaire d'une religieuse carmélite, qui avait traversé Vitry, jusqu'à la fille de Louis XVI, alors retirée à la cour de Vienne. La princesse ne se montra pas tout à fait incrédule touchant le fait possible de la survie de son frère ; mais elle était tenue à une grande réserve et nul n'osa insister.
C'était trop beau pour durer. Après un mois de royauté, le commissaire du gouvernement, l'ex-conventionnel Battelier, qui ne donnait pas dans ces fariboles, commanda d'arrêter l'aventurier, qui fut de nouveau conduit aux prisons de Châlons, puis à celles de Reims. Mais Fouché le réclama, le 13 septembre 1802 ; cette fois le roi de Vitry était pris au sérieux et promu au rang de détenu politique. On l'enferma à Bicêtre, d'où il sortit en 1806, pour y rentrer bientôt, et c'est là qu'il mourut, le 8 mai 1812. Qui était-ce ? Comment ce fils de pauvre artisan avait-il réussi à si bien flatter les soupçons, alors en cours, sur l'évasion du dauphin ? Qui l'avait mis en situation de jouer si merveilleusement son rôle ? Avait-il par hasard surpris quelque confidence, quelque circonstance ignorée de tous, dont son esprit aventureux profita habilement ? Ce qui porte à croire que ce singulier prétendant n'était pas le fils du tailleur Hervagault, c'est que l'enfant de celui-ci, né en 1781, aurait eu dix-sept ans en 1798, tandis que le prisonnier de Châlons n'en comptait que treize, l'âge exact qu'aurait eu le dauphin, et d'après un signalement officiel, il n'en paraissait pas davantage. Il n'est guère admissible que les rusés Champenois, connaissant parfaitement la date de la naissance du dauphin, -mars 1785 - mentionnée dans tous les almanachs, aient eu la complaisance de se laisser duper, aux risques des galères, par un gaillard plus vieux de quatre ans et parvenu à l'âge où quatre ans transforment un enfant en homme. Chez les différents membres de la famille Hervagault encore existants à Saint-Lô et ailleurs, la tradition varie. Les uns assurent - ce point sera vérifié - que le père Hervagault avait été, avant la Révolution, tailleur au régiment des gardes françaises en même temps que le futur geôlier Simon1 y était cordonnier. Les deux compères étant restés en relations, un enfant d'Hervagault se serait trouvé mêlé, alors que Simon fut le gardien du dauphin, à quelque tentative de substitution qui l'aurait mis à même de parler plus tard, avec vraisemblance, de ce qui s'était passé au Temple. D'autres affirment qu'à l'époque de la Restauration, l.a fille de Louis XVI, alors duchesse d'Angoulême, traversant Saint-Lô, rendit secrètement visite à la famille Hervagault et s'intéressa à son sort. Pourquoi ? Ici comme partout en cet exaspérant problème, le trouble, le déconcertant, l'équivoque. (…)
Antoine Simon, mort guillotiné le 28 juillet 1794 à Paris, est un maître cordonnier et révolutionnaire français, passé à la postérité pour avoir été le geôlier de Louis XVII au Temple en 1793.