Episode 3 : "Carmélite"
"C'était très difficile, pour une fille du sang royal, de se macérer à la cour de Versailles."
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
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Episode 3 : "Carmélite"
C'est toujours une tâche délicate, pour un papa, de caser ses filles, tâche plus ardue encore lorsqu'un chef de famille a de soi-même si haute idée qu'il n'estime aucun « prétendu » digne d'être son gendre, ce prétendu fût-il prince régnant, riche à milliards et doué de toutes les vertus. Le cas est rare, très rare ; pourtant il s'est déjà présenté. Dans la famille des Bourbons de France, il était presque de règle, depuis le milieu du dix-huitième siècle, que les filles ne se marient point : toute union semblait, à de si nobles et puissantes dames, une mésalliance. Louis XIV avait monté si haut l'orgueil de sa race et de son sang, que ses descendantes se considéraient comme immariables. Quatre des filles de Louis XV restèrent «demoiselles», leur nièce, Mme Elisabeth, pour son malheur, coiffa également sainte Catherine. La fille de Louis XVI trouva, à la vérité, un mari, mais pour ne pas déchoir, elle épousa son cousin germain, le duc d'Angoulême, nul autre mortel n'étant d'assez bonne maison pour aspirer à sa main ; et sans vouloir manquer de déférence envers la mémoire de Louis XVIII qui combina cette piteuse union, on peut constater que le résultat n'en fut pas heureux.
La vie des quatre filles de Louis XV - Mesdames tantes, comme on disait sous Louis XVI - était assez morne. Elles ne savaient manifestement pas à quoi occuper leur temps. Mme Adélaïde, la plus active, joue du violon, tourne des ronds de serviette, sonne du cor, démonte des horloges, pince de la guimbarde, monte à cheval ; elle a la parole brève, la voix virile, les manières brusques. Victoire, la plus gracieuse et la plus douce, se complaît à la lecture. Sophie, indolente et timide, ne quitte guère la bergère capitonnée où elle sommeille. Le duc de Luynes la dépeint « fort blanche, avec un air de beauté ». Mme Campan la décrit comme étant « d'une rare laideur, avec l'air effarouché, regardant de côté à la manière des lièvres ». Qui croire ? La vérité, en histoire, n'est point facile à démêler. De la quatrième des filles de Louis XV, Mme Louise, nous parlerons tout à l'heure, à l'occasion d'une remarquable étude qu'a publiée récemment M. Geoffroy de Grandmaison.
Louis XV était resté, envers ses filles, papa comme un bon bourgeois. Chaque matin, elles montaient chez lui. Il affectait des façons familières, les avait affublées de petits noms d'amitié à l'assonance triviale. Adélaïde était Loque ou Torchon, Victoire se nommait Coche. Il appelait Sophie Graille, ce qui, paraît-il, est un synonyme de corneille. Le surnom de Louise était Chiffe. Tant que vécut leur père, Loque, Chiffe, Coche et Graille conservèrent une sorte d'influence. Mais sous Louis XVI, la situation de Mesdames tantes, à la cour, devint obscure et nulle. On les voyait à peine. Au temps où le comte d'Hézecques était page, elles n'étaient plus que deux. Il ne conserva d'elles qu'un souvenir confus. Il se rappelait seulement que Mme Victoire était petite, avec beaucoup d'embonpoint, et que Mme Adélaïde le tança un jour vertement parce qu'il avait mis les mains dans son manchon qu'elle lui avait donné à porter en montant un escalier. Chacun sait que ces deux dames échappèrent à la Révolution. Elles émigrèrent à temps et se fixèrent à Rome. Puis, fuyant devant les armées de la République, errèrent de Naples à Trieste, de Trieste à Klagenfürth.
Mme Louise, la plus jeune, est des quatre la plus intéressante : elle était petite, ardente, spirituelle, cavalière intrépide et de bonne mine. M. de Grandmaison raconte (Le Correspondant, 28 octobre 1906) qu'un jour, en forêt de Compiègne, le cheval de la princesse se cabre ; elle est désarçonnée, roule sous la roue d'un carrosse arrivant à toute allure, échappe à la mort par miracle, remonte en selle aussitôt, cravache sa monture, la maîtrise, et rouge de contentement, tête haute, rentre au château. Mais au seuil de ses appartements, la sensibilité nerveuse reparaît : elle éclate en sanglots, court à son oratoire, remercie Dieu de sa protection.
« Je sentais que j'aurais eu besoin de repos, écrit-elle plus tard, mais l'heure du jeu était venue j'allais au jeu par complaisance ; suivait l'heure du spectacle… et je m'y endormais de lassitude... Mais j'étais à la cour, il fallait faire comme à la cour, et je le faisais sans me plaindre, contre mes inclinations et au préjudice de ma santé. »
Mme Louise était naturellement dévote ; sa piété s'aviva de l'inconduite de Louis XV. En expiation des fautes paternelles, la princesse, dès longtemps, avait pris des habitudes de nonne. C'était très difficile, pour une fille du sang royal, de se macérer à la cour de Versailles : il lui fallait prudemment, pour ne pas éveiller l'attention, graduer ses mortifications. Le contraste est des plus piquants entre son désir d'austérités et l'incorrigible frivolité des gens qui l'entourent elle doit ruser chaque jour avec l'étiquette. Sous ses paniers de soie et ses robes de brocart, elle porte déjà la tunique de serge des carmélites et comme ses couturières s'étonnent, la princesse explique que c'est un remède nouveau pour les rhumatismes. Veut-elle jeûner pendant le carême, elle prétexte des douleurs d'estomac et se met au pain sec ; voilà tout le service de sa bouche en rumeur, son cuisinier s'indigne : Madame devient par trop difficile, on n'arrive plus à préparer un seul plat qui lui plaise !
Et même quand la grande décision est prise, quand le roi a donné, non sans quelque résistance, son consentement, il parut bien qu'une fille de France ne parvient pas, malgré la plus fervente résolution, à rompre d'un seul coup avec toutes ses aises. « Je n'ai besoin, disait Mme Louise, que d'une cellule conforme en tout à celles des autres religieuses. Mais comme je suis accoutumée à ne monter ou descendre que des escaliers faciles, s'il n'y a pas de rampe à ceux du Carmel, je vous prie de faire mettre des cordes, car mon étourderie ne vieillit point. »
Aussi les religieuses du couvent de Saint-Denis furent bien surprises quand - avant qu'on les avisât du grand honneur réservé à leur maison - elles virent, un beau jour, l'architecte du roi visiter leurs bâtiments délabrés, commander des réparations coûteuses, faire mettre surtout des rampes aux escaliers ; en même temps on substituait, dans la cave, le vin au cidre, adopté par économie. Quand les pauvres nonnes apprirent le nom de la nouvelle sœur qui leur tombait du ciel pour la plus grande prospérité du couvent, l'émotion les paralysa ; elles se crurent toutes devenues folles lorsque, au parloir, la fille du roi de France plia devant elles les genoux, disant « Je vous supplie, mes sœurs, de me recevoir et d'oublier ce que j'ai été dans le monde. » Pendant ce temps-là, le gentilhomme et la dame d'honneur qui avaient, de Versailles, accompagné Madame, et qui l'attendaient à la porte, s'impatientaient de la longueur de la visite. Quand on vint leur dire qu'elle restait, qu'ils pouvaient s'en retourner sans elle, ce fut une stupeur. La dame d'honneur se tira d'embarras en s'évanouissant mais le gentilhomme ne prit pas la chose si complaisamment : sa charge était de ne pas quitter la princesse et il la ramènerait au château, de gré ou de force. On lui exhiba un ordre écrit du roi qui mit fin à sa résistance, mais non sans doute à son dépit, car le pauvre homme perdait là sa raison d'être.
C'est une belle histoire, celle de cette hautaine fille de roi « qui épouse le ciel » afin de ne se pas mésallier ; et ce qui la complète, c'est l'opposition entre la dignité du renoncement de la princesse et l'attitude des mondains de la cour que cette dérogation aux usages déroutait très fort et choquait un peu. N'importe, il y a des coins charmants dans l'aventure novice, on amis la noble fille à la vaisselle ; elle n'a jamais de sa vie vu un évier ni louché un torchon ; elle réclame à Versailles un vêtement plus commun que la robe de soie qu'elle porte encore et qu'elle ne veut pas gâter, et de sa garde-robe, on lui expédie un déshabillé de taffetas rosé, avec lequel elle descend à la « laverie », saisit bravement un chaudron tout encroûté de suie, et se met à le plonger dans l'eau et à le frotter à tour de bras, persuadée qu'elle en rendra l'extérieur aussi brillant que le dedans. On rit beaucoup, et ce jour-là « sœur Thérèse de Saint-Augustin » comprit qu'une fille de France ne devient pas en quelques heures fille de cuisine.
Il faudrait aussi emprunter au pittoresque récit de M. de Grandmaison la scène de la prise d'habit. La postulante a revêtu pour la dernière fois une robe de cour, à lames d'argent, brochée de fleurs d'or ; elle étincelle de pierreries ; sa maison au complet est là, et le nonce du pape, et des cardinaux, et vingt-quatre évêques. On voit Mme Louise reparaître, l'instant d'après, en bure blanche, sans cheveux, avec une ceinture de cuir, et l'on s'accorde à la trouver fagotée. La dauphine Marie-Antoinette, saisie par ce contraste, sanglote à s'étouffer dans son mouchoir. Elle ne se doute pas, la pauvre enfant, qu'un jour elle-même revêtira, un matin d'octobre, une robe blanche aussi, plus misérable encore, et pour quel sacrifice !… Le roi, dont la garde suisse et la garde française paradent à la porte du couvent, le roi a de grosses larmes dans les yeux, encore qu'il se réjouisse de la bonne surprise qu'il a combinée : toutes ses cuisines mobilisées le matin pour préparer aux carmélites un repas comme elles n'en ont jamais rêvé, poissons, vins fins, pâtisseries, confitures, autant qu'il y en a dans les contes de fées.
Le plus touchant peut-être, c'est le mot de ce vieux roi, depuis si longtemps enlisé dans son incommensurable égoïsme, retrouvant tout à coup son cœur. Quand il rentra Versailles, le palais lui parut désert, bien qu'aucun courtisan n'y manquât ; mais le seul être dont il était peut-être véritablement aimé, le seul en tout cas, qui l'aimât jusqu'au renoncement absolu, en était absent pour toujours. Ce soir-là Louis XV comprit sans doute la raison du sacrifice de sa fille, et peut-être eut-il honte pour la première fois il se prit le front dans les mains et on l'entendit qui disait :
- Louise, ma chère petite Louise, je ne te verrai donc plus ?