Episode 11 : "Histoire de brigands"
Lorsqu'un nouvel attentat était connu, chacun se renfermait chez soi, se demandant « A qui le tour ? »
G. Le Notre est considéré comme le « pape de la petite histoire ».
Entre 1880 et 1935, il publie un nombre considérable d’articles dans les plus grands journaux de l’époque. Chacun d’eux est un petit bijou d’érudition et d’humour, faisant revivre un épisode souvent méconnu de l’histoire de France ou de l’Europe.
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Episode 11 : "Histoire de brigands"
Depuis la fin du Directoire jusqu'aux premiers temps de la Restauration, la Terreur persista dans la région riche en belles cultures qu'on appelait jadis le Santerre et qui s'étend de Montdidier à Péronne et d'Amiens à Beauvais. Durant ces vingt années, des bandes de mystérieux et insaisissables brigands ravageaient les campagnes, brûlaient les fermes, assassinaient les passants attardés sur les routes, pillaient les habitations isolées ; pas une semaine ne se passait sans qu'on signalât dans la contrée un vol ou un crime. Chacun se barricadait dans sa maison ; les paysans se couchaient tout habillés et ne sortaient plus qu'en troupe ; tout le pays vivait dans le cauchemar des hommes noirs, arrivant on ne sait d'où, enfonçant les portes à coups de bûches, surgissant de l'ombre, le visage barbouillé de suie, tenant à la main de longs couteaux ou des socs de charrue, raflant l'argent, le linge, les hardes, les provisions, et pour peu qu'on fît mine de résistance, égorgeant les femmes, assommant les hommes et incendiant les granges. Puis ils disparaissaient comme ils étaient venus, certains de l'impunité, nul n'osant, par crainte de représailles, se mettre sous la protection des gendarmes. Lorsqu'un nouvel attentat était connu, chacun se renfermait chez soi, se demandant « A qui le tour ? » On ne se risquait même pas à cacher son argent, car il était de notoriété publique que les brigands se montraient plus cruels quand le butin était maigre. Quant à la justice, elle instrumentait consciencieusement à chaque nouveau crime ; mais comme aucun témoin ne répondait à ses convocations, les enquêtes se terminaient invariablement par des non-lieu. Le juge de paix de Rosières écrivait au juge d'instruction de Montdidier : « On se garde bien de parler, de peur d'être appelé au tribunal et de s'attirer la haine des brigands. » Un paysan, estimant qu'il en avait trop dit, suppliait qu'on ne consignât point ses révélations « parce qu'il craignait d'être assassiné. »
Le comte d'Allonville, alors préfet de la Somme, fit part au ministre de l'intérieur de cette inextricable situation ; le ministre en parla au préfet de police, lequel confia la chose à Vidocq. Vidocq, aventurier et forçat repenti, ainsi que chacun sait, était à cette époque le chef d une bande de policiers louches, recrutés par lui, qui rendait de grands services au gouvernement. Il estima l'affaire intéressante et déclara qu'il se chargeait de la mener à bonne fin, pourvu qu'on lui donnât carte blanche. Le soir même il prenait la diligence d'Amiens ; puis, déguisé en colporteur, sous le nom de Frénot, il se dirigea vers le Santerre et établit son quartier général à l’Hôtel du Cygne, dans le village de Rosières. On était au mois d'octobre 1819.
Tout le jour, le faux Frénot, sa balle au dos, va par les chemins, offrant sa marchandise, causant avec les paysans, surprenant des confidences, interrogeant, , furetant, passant des nuits aux aguets dans les bois. Au bout de deux mois, son enquête est terminée ; il sait que le chef des hommes noirs n'est autre qu'un certain Capelier, aubergiste à Rainecourt, homme brutal et fort comme un taureau, qui travaille pour le compte d'une horrible mégère, la veuve Guiraud, petite vieille de soixante-douze ans, usée, chafouine, au cou long, à la face ridée, connue dans tout le pays sous le sobriquet de la Louve de Rainecourt. Vidocq a vite fait de se lier avec l'aubergiste ; celui-ci a une fille et le colporteur s'en déclare amoureux ; il fait à la demoiselle une cour assidue, manifestant l'intention de l'épouser dès qu'il aura, par un bon coup, gagné une somme suffisante à l'établissement d'un ménage. Le père Capelier, dans l'espoir de caser sa fille, reçut le faux Frénot dans son association ; afin de le mettre à l'épreuve, il le chargea de trois vols avec escalade et effraction dont le colporteur s'acquitta, comme bien on pense, avec une maestria qui lui valut l'admiration de la bande. En quelques jours, il avait conquis l'affection de tous les compagnons, une soixantaine de paysans que Capelier dirigeait comme une armée disciplinée ; la Louve, seule, gardait une méfiance de ce colporteur inconnu, devenu si rapidement un voleur émérite ; elle eût donné beaucoup pour s'en débarrasser ; mais Capelier la rassurait : « Tais-toi, bête, disait-il, il est meilleur brigand que nous. » Et il fut, de ce jour, résolu que le futur gendre serait de toutes les grandes expéditions.
A Berny-en-Santerre vivait, dans une confortable maison, un vieillard de quatre-vingt-six ans, le père Dufay, ancien régisseur de la noble famille de Saint-Simon, qui avait possédé un château dans le pays. La maison Dufay était située au milieu du village ; un mur de deux mètres et demi de haut l'entourait ; le bonhomme vivait là, seul, passant ses journées à rédiger son testament, qu'il recommençait dès qu'il l'avait terminé. « Je lègue au curé et à l'église de Berny une somme de trois cents francs, ainsi qu'une autre de cinquante francs pour les chantres ; mais cela en spécifiant que si, au moment où je mourrai, une autre révolution avait abattu l'église et chassé le curé, ma donation irait aux filles-mères de la commune. » Le père Dufay trouvait à cette singulière occupation un plaisir sans cesse renouvelé.
C'est lui que Capelier avait désigné comme sa prochaine victime. Le madré colporteur, expédié en éclaireur, déclara, après deux jours d'absence, que le coup était sûr ; on le fixa au 25 février 1820, qui était un vendredi.
Ce jour-là, à la tombée de la nuit, Dufay entendit frapper à la porte de sa maison ; il alla l'ouvrir et se trouva en présence du maire du village, qu'accompagnait un officier de gendarmerie. Celui-ci recommanda au vieillard stupéfait de ne s'étonner de rien, de ne pas jeter un cri, puis il se tourna vers la cour et fit un signe : dix gendarmes, jusque-là dissimulés contre la muraille, se glissèrent silencieusement dans la chambre. Le père Dufay tremblait de tous ses membres ; il ne fut pas du tout rassuré en apprenant de l'officier qu'il allait être assassiné et pillé dans la nuit, et que les gendarmes étaient là pour s'emparer de ses meurtriers. Les soldats se disséminèrent dans la maison ; deux se placèrent au bûcher, par où devaient entrer les brigands, quatre furent cachés dans la cuisine, d'autres au grenier. La difficulté fut de décider Dufay à se mettre au lit et à faire semblant de dormir, comme s'il n'était averti de rien. Il eût vivement souhaité qu'on mît à sa place une grosse bûche, roulée dans sa robe de chambre et coiffée de son bonnet de coton. Il prônait grandement les avantages de ce stratagème, mais les gendarmes avaient leur plan, et le pauvre homme, claquant des dents, fut obligé de se coucher, bien persuadé que son testament, si souvent modifié, était cette fois définitif. Le lieutenant de gendarmerie se dissimula, pistolet au poing, sous les rideaux de l'alcôve.
A onze heures et demie du soir, les brigands entouraient la maison Dufay ; ils étaient six : le capitaine Capelier, le lieutenant Vitasse, cantonnier à Rainecourt, le lieutenant-sorcier Lemate, un paysan nommé Germain, la vieille Guiraud, la Louve, et le faux colporteur Frénot, qui, on se le rappelle, n'était autre que Vidocq. Il n'a pas caché, depuis, qu'il était fort ému en sautant le mur de la maison, ignorant encore si l'avis envoyé par lui au juge de paix avait été pris au sérieux et si les gendarmes étaient à leur poste. Tout semblait endormi chez Dufay ; on n'entendait aucun bruit, l'obscurité était complète. Capelier alla frapper à l'une des croisées ; rien ne bougea. Rassuré, il se dirigea vers le bûcher où se trouvaient les gendarmes ; il y entra en tâtonnant, prit une bûche au hasard, ne se doutant pas que les soldats étaient là, retenant leur souffle. Même l'un d'eux avait le pied posé sur le rondin que saisit le brigand.
La porte est enfoncée ; Capelier, la Louve et Vidocq se précipitent dans l'escalier, ouvrent la chambre à coucher où le père Dufay, pelotonné sous ses couvertures, grelotte de peur ; un coup de pistolet, tiré par le lieutenant, arrête Capelier sur le seuil. « Nous sommes vendus », crie-t-il. Et dans l'ombre il fait feu, au jugé ; en un instant les gendarmes sortent de leurs cachettes, une bataille s'engage autour du lit du vieux régisseur.
« Tue ! Tue ! » crie la Louve, qui se défend avec acharnement. Voyant tomber Capelier, percé d'un coup de baïonnette, elle s'élance hors de la maison, s'enfuit vers le fond du jardin, parvient à la muraille, et en dépit de ses soixante-douze ans, se hisse sur la crête ; mais un gendarme l'a suivie ; il lui lance un coup de sabre ; la mégère, toute en sang, fait effort, enjambe le mur, se laisse tomber de l'autre côté et disparaît dans la nuit.
Deux des brigands seulement restaient aux mains des soldats, Vitasse et Capelier ; tous deux étaient grièvement blessés ; on les porta à la mairie. La population du village, réveillée par la fusillade, se rua sur eux avec des cris de mort ; personne, cette nuit-là, ne dormit à Berny-en-Santerre. M. Adrien Varloy, qui nous conte cette dramatique histoire, écrite d'après des renseignements originaux patiemment recueillis au greffe d'Amiens et à Berny même, note que, durant toute la journée du lendemain, le village fut envahi par une foule de paysans venant s'assurer que les brigands étaient enfin capturés (les Chauffeurs du Santerre, par A. Varloy, préface de Fr. Funck-Brentano). Vidocq triomphant se promenait devant la mairie, causant avec les autorités, surveillant l'arrivée des brigands, que la gendarmerie, sur ses indications, allait arrêter à leur domicile et qui le reconnaissaient avec terreur. Il portait une grande houppelande à collet, chapeau haut de forme à large bords, la culotte, les bottes, tel enfin que l'imagerie populaire l'avait, tant de fois représenté. A la fenêtre de la maison commune, Capelier, blême de rage, tendait vers lui son poing crispé. Il mourut de ses blessures, ainsi que Vitasse, avant le procès ; la Louve et deux autres furent condamnés à mort, et pour l'exécution, on dressa l'échafaud en plein champ, à la rencontre de quatre chemins, au cœur de ce pays que pendant tant d'années, les brigands du Santerre avaient terrorisé.